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L’imaginaire russe, du mythe de la troisième Rome à l’Empire russe

L’imaginaire russe offre un visage paradoxal : une formidable plasticité en même temps qu’une forte aspiration à la structuration qui a conduit aux régimes totalitaires du XXe siècle.

Il y a chez le peuple russe une terrible versatilité des sentiments, des apparences, une « inconstance » comme on disait naguère. Ce peuple a dit de lui-même : « Nous sommes comme le bois, on peut faire de nous un gourdin et une icône, selon les circonstances et aussi selon la personnalité de celui qui façonne ce bois » (1).

Une naissance tardive

Le génie russe s’est exprimé durant longtemps sous l’impulsion d’étrangers et la nation russe n’a pris forme que tardivement (avec Ivan III au XVe siècle), dans un parcours marqué par les violences les plus extrêmes, qui reflètent les tentatives d’un pouvoir non structuré pour survivre. (Les soubresauts de ce pouvoir écriront dans le sang cette partie de l’histoire russe que l’on put nommer « le malheur russe ») (2).

Jusqu’à la Renaissance, c’est-à-dire longtemps après l’unification totale ou partielle des différents pays d’Europe, l’histoire russe est en effet caractérisée par une absence de structure nationale. La Russie reste partagée et morcelée, sous le coup de la vieille tradition de l’apanage, qui voulait que le père partage son domaine ou son royaume entre tous ses enfants.

C’est donc à l’époque du tsar Ivan III (1462-1505) que naît l’idée nationale russe. Ce tsar fut l’initiateur d’un nouveau type de succession, permettant à l’empire de garder son unité. Ce fut également l’époque où un moine, du nom de Philotée, élabora la doctrine de la troisième Rome.

Le mythe de la troisième Rome

Depuis la chute de l’empire de Byzance (la deuxième Rome) en 1453, la chrétienté orthodoxe était dépourvue de centre vital. Cette doctrine érige alors Moscou comme la nouvelle capitale, héritière de la tradition orthodoxe et dans la lignée prestigieuse des Romes impériales.

Cette élection divine de la terre moscovite rejoint le mythe ancestral de la Sainte Russie. Pour les Russes, ce ne sont pas seulement les hommes qui sont baptisés, mais la terre elle-même, cet espace naturel et matriciel qui imprègne considérablement leur imaginaire. « La sensibilité russe est attentive à l’appel de l’horizon terrestre, à l’attraction des masses volumineuses de la terre, de son corps, si présents dans la création et la conscience populaire. Notre absence de forme n’est peut-être qu’un effet de fidélité â la terre matricielle » (3).

L’imaginaire de la Sainte Russie 

Cette foi mystique en une terre de prédilection est exprimée par bien des contes de royaumes mystérieux, véritables cités célestes incarnées sur la terre.

Par exemple, une légende raconte que la ville de Kitèje s’était dérobée aux regards, à l’époque de l’invasion tatare, pour rester invisible jusqu’à la fin des temps. C’est pourquoi de nombreux pèlerins se rendaient sur les rives du lac Svetloyar au fond duquel, croyait-on, la ville était engloutie.

Errances et pèlerinages furent l’expression de cette osmose avec la terre sainte que l’on parcourait à la recherche d’une manifestation visible du sacré. Tant et si bien que l’Église et l’État moscovites durent parfois décréter des interdits face aux trop nombreux pèlerins. Cette croyance profonde du lien spirituel qui unissait la terre russe à son peuple et au pouvoir deviendra le ferment du conservatisme russe.

Les Vieux croyants

Dès le XVIIsiècle, les errances du pouvoir heurteront la foi populaire. De là naquit le schisme des Vieux croyants, tenants de la tradition orthodoxe qui voyaient bafoué l’éclat de la troisième Rome dans la monarchie corrompue.

Ce schisme s’accentua encore lors des réformes de Pierre le Grand, qui combattit activement les Vieux croyants. Occidentaliste convaincu, il fut assimilé par le peuple à la figure mythique de l’Antéchrist. Son règne laissa l’empreinte d’un anti-occidentalisme profond dans les mentalités. Bientôt, seul le peuple allait incarner l’idéal national et religieux de la troisième Rome.

Du Panslavisme au communisme 

Vers la moitié du XIXsiècle, la conception de l’unité nationale russe se forge dans l’opposition entre les occidentalistes qui veulent, à la manière de Pierre Le Grand, importer les doctrines sociales et politiques d’Europe, et les slavophiles qui défendent la tradition nationale de la Sainte Russie.

Le panslavisme, appel au rassemblement de tous les Slaves, représente la version conquérante et impérialiste du slavophilisme. Il professe la haine de l’Occident bourgeois et idéalise la commune paysanne (le mir), racine du peuple et source de relations fraternelles. Le panslavisme donne naissance aux « Cent-Noirs », parti ultranationaliste, auteur de nombreuses exactions antisémites.

Le XIXe siècle constitua une période de troubles dans la définition de la relation entre le peuple et le pouvoir, et les fondements de l’identité russe. Gogol exprime ainsi sa vision de la Russie : « Nous sommes un métal en fusion qui n’a pas encore été coulé dans sa forme nationale. Nous sommes encore en état de rejeter, d’expulser tout ce qui ne nous convient pas, et d’accueillir et d’incorporer tout ce qui est hors de portée des autres peuples qui ont acquis leur forme et s’y sont figés » (4). Le métal en fusion sera forgé par Lénine qui récupérera de façon très inattendue la tradition russe.

En effet, on peut légitimement s’interroger sur les raisons qui ont permis au communisme de s’implanter en Russie, alors qu’il semble contraire aux schémas de l’imaginaire russe : absence de forme, amour de la terre matricielle, errance et mysticisme.

André Siniavski (3) apporte un élément de réponse : « L’absence de forme intérieure est compensée par la forme extérieure, par la tyrannie, par le despotisme. »

Les tsars modernes

Mais surtout Lénine, puis Staline, surent jouer avec les symboles de la vieille Russie, et menèrent une véritable conquête de l’imaginaire russe.
Lénine rendra à Moscou, l’antique troisième Rome, sa fonction de capitale, qu’elle avait perdue sous Pierre le Grand (au profit de Saint-Pétersbourg). Ainsi, paradoxalement, Lénine répondra aux aspirations des traditionalistes. Il récupèrera également l’imaginaire profond de son pays, en faisant du communisme le phare de l’humanité, redonnant aux Russes le statut de peuple élu à la conquête de l’humanité.

Aujourd’hui ces clés de lecture peuvent nous éclairer sur un aspect du nouveau tsar, Poutine, et les leviers de l’adhésion du peuple russe à ces ambitions.

(1) Ivan Bourine, Jours maudits, Éditions Age de l’Homme, 1988, 179 pages 
(2) Hélène Carrère d’Encausse, Le malheur russe, essai sur le meurtre politique, Éditions Fayard, 1988, 546 pages
(3) André Siniaski in document 11 du Nouvel Observateur
(4) Nicolas Gogol, Le dimanche saint
Article paru dans la revue Acropolis N° 119 (mai-juin 1991), remis à jour en septembre 2022
par Isabelle OHMANN
Formatrice à Nouvelle Acropole France
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole

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