Société

«L’Odyssée» d’Homère, Une mystique de l’existence qui s’affirme dans la vie quotidienne

Tout au long de son périple, Ulysse interpelle notre âme en quête de vérité. Son aventure dans le monde marin nous plonge de plain-pied dans les nombreux remous de la vie.

Quand on lit L’Odyssée d’Homère, on ne peut être que séduit par son caractère profondément humain. Tous les dangers connus par Ulysse son héros sont chacun l’image d’une épreuve imposée à l’homme à un moment ou à un autre de sa vie.
À ce sujet, il est permis d’établir une distinction entre deux types de romans. Le premier d’entre eux se rapproche de L’Iliade, en ce sens qu’il concerne l’incursion de l’Histoire, des évènements extérieurs, dans la vie des personnages, leur réaction face à ceux-ci. À cette catégorie appartiennent des œuvres comme Guerre et paix (1) ou Les Chouans (2). Mais il existe une deuxième famille de romans où l’Histoire n’interfère en rien dans l’existence des protagonistes mais montre simplement comment ceux-ci parviennent à triompher des tentations placées sur leur route pour se transformer peu à peu et trouver le bonheur. Dans ces créations littéraires se classent des œuvres comme Le rouge et le noir (3), Don Quichotte (4) ou Jane Eyre (5). La quête de l’Absolu caractérise peu ou prou leur héros, et à ces narrations se rattache bien sûr L’Odyssée.

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La mer, lieu de toutes les possibilités

C’est dans la mesure où Ulysse reçoit l’aide divine que son initiation acquiert sa valeur. L’inspiration va en effet lui venir de plusieurs dieux, de Zeus, d’Hermès et surtout d’Athéna, déesse de la sagesse, autant d’émanations du Soi, ce foyer central présent en notre personne, représentation de la suprême divinité et de son action bienfaisante.

Au sein de la mer immense l’aventure d’Ulysse va prendre son sens. D’une importance majeure pour les Grecs, la mer représente la dynamique de la vie humaine, le monde immense de notre inconscient avec tout son côté divers et paradoxal. Dans L’Odyssée, elle se présente par définition comme le lieu de tous les possibles, de toutes les transformations. À un tel univers, la créature humaine représentée par notre voyageur est sans arrêt obligée de s’adapter ou d’exploiter toutes les diverses facettes de sa nature.
Toute cette force morale dont il devra faire preuve sera en effet nécessaire, car un immortel en particulier, va délibérément s’opposer à son retour, Poséidon, en qui l’on a coutume de voir le dieu de la mer. Ce trait qui lui est accolé est pourtant bien réducteur. Poséidon, «l’ébranleur de la terre», est en fait une divinité chtonienne, la représentation du monde primordial. Une puissance aussi imprévisible ne peut qu’engendrer des brigands, ainsi Polyphème le cyclope, l’image des pulsions négatives de la nature humaine. Contre de telles forces, le seul choix possible est l’humilité. À Polyphème, Ulysse ment en lui disant qu’il se nomme «personne» autrement dit qu’il n’est qu’une illusion, ce qui finira par lui sauver la vie. Malheureusement, notre héros n’aura pas toujours le même comportement et témoignera même d’un orgueil insensé lorsque, triomphant, il dira au monstre son nom véritable. «Cyclope, auprès de toi, si quelqu’un des mortels vient savoir le malheur qui t’a privé de l’œil, dis-lui qui t’aveugla : c’est le fils de Laërte, oui ! le pilleur de Troie, l’homme d’Ithaque, Ulysse (6)». Pour s’être ainsi affirmé, il subira la colère de Poséidon qui le poursuivra de sa haine impitoyable. «C’est le retour doux comme le miel que tu cherches, glorieux Ulysse ; mais un dieu te le rendra pénible ; car l’Ébranleur de la terre ne te laissera point passer, je pense; il a conçu en son cœur de la rancune contre toi ; il t’en veut d’avoir ôté la vue à son cher fils (7)».
Naviguant sur les flots, Ulysse devra profiter de toutes les opportunités qui se présentent à lui. C’est ainsi qu’il bénéficiera de l’aide d’Éole, dieu des vents, symboles des passions humaines et de leur caractère agité. À cette fin, Éole lui confiera une outre contenant les vents mauvais qu’il devra laissée fermée. Hélas, par cupidité et manque de confiance dans le pouvoir de la nature humaine, l’un des compagnons du héros ouvrira l’outre et l’éloignera de plus belle de sa patrie.
Finalement, les hommes d’Ulysse, pour avoir offensé les dieux en tuant les bœufs qui leur étaient consacrés, ou pour avoir préféré les nourritures terrestres aux nourritures spirituelles, connaîtront l’engloutissement entre Charybde et Scylla, la perte d’âme que chacun peut connaître s’il cède à ses pulsions élémentaires. À ce destin échappera le roi d’Ithaque qui se retrouvera sur l’île de Calypso.

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Confrontation avec l’éternel féminin

Dans le périple de notre héros, les femmes jouent un rôle capital. Pour le psychologue Carl Gustav Jung, la femme est l’image de l’âme de l’être masculin. C’est précisément en dialoguant avec son âme qu’Ulysse peut éprouver ses sens. Tout particulièrement, deux de ces êtres vont exercer sur lui leur pouvoir de fascination, Circé et Calypso.
Circé, en premier lieu, projection d’Aphrodite, personnifie la femme éternelle. Elle symbolise la part féminine de l’homme sous ses deux aspects, maléfique s’il s’est laissé subjuguer par elle, bénéfique s’il a su la dominer. Elle est la déesse aux bêtes sauvages, représentative de la partie bestiale de la nature humaine. Chacun des compagnons d’Ulysse, transformé par elle en porcs, est effectivement l’image de l’homme qui ne voit dans l’amour que la satisfaction des seuls instincts sexuels, ou l’être qui vulgairement ne fait que manifester sa partie animale. Par les soins d’Hermès qui accorde à Ulysse la fleur magique destinée à le protéger, c’est-à-dire grâce à la force spirituelle dont fait preuve notre héros pour ne pas céder à ses instincts pervers, il parvient à éviter ce sort.
De magicienne perverse, Circé devient alors la femme introductrice, celle qui va guider notre voyageur vers le royaume des morts, pour que ceux-ci, en particulier le sage devin Tirésias, donnent leurs réponses à ses questions légitimes. «Voici le premier des voyages à faire : c’est chez Hadès et la terrible Perséphone, pour demander conseil à l’ombre du devin Tirésias de Thèbes, l’aveugle qui n’a rien perdu de sa sagesse, car jusque dans la mort, Perséphone a voulu que, seul, il conservât le sens et la raison, parmi le vol des ombres (8)». Cette incursion aux enfers proposée par l’enchanteresse, illustration de la relation entre la femme et l’inconscient, exprime le voyage intérieur entrepris par chacun d’entre nous pour renouer avec ses racines profondes. Si son caractère exclusivement physique a su être sublimé, c’est dans l’amour ressenti envers sa compagne, que l’homme prend conscience du caractère essentiel de son existence. Très justement, l’amour de la vie, non pour ce qu’elle donne, simplement pour elle-même, transparaît dans l’œuvre d’Homère. C’est ce que fait comprendre Achille à Ulysse quand il lui dit «j’aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n’aurait pas grand-chère, que régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint ! (9)», sous-entendant ainsi qu’à un héroïque trépas est préférable l’existence la plus humble. Ce prix conféré à celle-ci, notre héros le lui accorde volontiers tout au long de son Odyssée, quels que puissent être les nombreux ennuis qu’il est amené à connaître.
Après avoir surmonté maintes autres épreuves, Ulysse finit par échouer sur l’île de la déesse Calypso. Au premier abord, celle-ci apparaît peu différente de Circé. Pourtant, une étape a été franchie dans le parcours d’Ulysse, et la nature sauvage représentée par Circé se trouve à présent dépassée. Notre héros arrive dans une île paradisiaque, siège de toutes les prospérités, apparentant la maîtresse des lieux, non plus à Aphrodite, mais à Déméter. Là il est accueilli par la déesse qui tente de se l’attacher en lui faisant don de l’immortalité. Mais Ulysse, nostalgique de sa patrie, refuse. En fait, cette tentative pour lui faire renoncer à la condition des mortels n’est que le désir de lui faire connaître l’oubli. Celui-ci est l’image d’un mépris envers les attaches terrestres au profit d’une séduction exercée par tout rêve chimérique, amour illusoire ou attirance envers les idéologies prometteuses du paradis sur terre. Les Grecs estimaient en effet que la mémoire était à la base de la vie spirituelle. En s’abstenant, Ulysse montre qu’il ne veut pas se couper de la réalité, sa réalité, celle que Calypso a essayée de lui «voiler». «Toute sage qu’elle est, je sais qu’auprès de toi, Pénélope serait sans grandeur ni beauté ; ce n’est qu’une mortelle et tu ne connaîtras ni l’âge ni la mort… Et pourtant le seul vœu que chaque jour je fasse est de rentrer là-bas, de voir en mon logis la journée du retour ! (10)». À la différence de sa confrontation avec Circé, l’intervention d’un dieu pour l’aider se fait plus discrète, car toutes ses aventures, notamment son expérience dans l’Hadès, ont accru sa maturité.

Ulysse de retour à Ithaque

C’est de retour dans sa patrie, qu’Ulysse quitte le monde fantastique des rêves et des images pour rentrer dans la vie réelle. Là, va se conclure sa confrontation avec l’éternel féminin quand il va retrouver son épouse, la vertueuse Pénélope, l’image même de la femme idéale, pure et honnête, le modèle de la fidélité conjugale.
Mais pour la reconquérir, il lui faut triompher de nouvelles épreuves. Il doit, s’il veut arriver à ses fins, venir à bout des prétendants qui depuis des années ont occupé son palais et fait le siège de sa femme, expression de la dépravation et de l’intempérance que tout homme se doit de combattre en lui pour atteindre le bonheur. Une fois encore, il doit exploiter toutes les ressources de son âme, s’humilier en se métamorphosant, avec l’aide d’Athéna, en vieux mendiant à l’aspect inoffensif. En vertu du principe selon lequel il faut se plonger dans l’obscurité pour connaître la lumière, il n’hésite pas à encourir le danger en pénétrant dans son ancien palais où règnent en maîtres ses ennemis. Là, il les observe, connaît insultes et humiliations, et prépare sa vengeance.
C’est en usant d’un arc que celle-ci va s’accomplir. Symbole de la perfection divine dans nombre de civilisation, l’arc suppose pour être maîtrisé une intime harmonie entre le corps et l’esprit. Arme d’Apollon, le dieu de la mesure, il est pour Ulysse l’instrument qui va lui permettre de triompher.
La reconquête de son royaume par le héros, terme de son Odyssée, est une représentation imagée de la victoire remportée par l’homme qui a su résoudre tous ses conflits personnels. Ayant quitté Ithaque vingt ans plus tôt, il est à présent revenu dans sa patrie. Le parcours qu’il a suivi, non linéaire mais cyclique, est celui imparti à l’individu, qui, se laissant peu guider par les influences extérieures, mène son périple à l’intérieur de lui-même pour tenter d’y trouver son «Graal». Telle est l’image de la vie, sujette à de multiples tensions entre aspirations opposées. L’objectif est d’harmoniser ces dernières, autrement dit de faire triompher en soi la conciliation, base de toute sagesse.
C’est le sens de la prédiction que lui fait aux enfers Tirésias : «Il faudrait repartir avec ta bonne rame à l’épaule et marcher, tant et tant qu’à la fin tu rencontres des gens qui ignorent la mer […] c’est là qu’il te faudrait planter ta bonne rame et faire à Poséidon le parfait sacrifice d’un bélier, d’un taureau et d’un verrat de taille à couvrir une truie (11)». C’est ainsi que, renonçant aux incertitudes du monde marin, Ulysse s’est enraciné davantage dans sa terre. Le rapprochement avec Poséidon illustre cette volonté de concilier les tendances les plus contraires de la nature humaine, si en honneur dans la sagesse grecque. Chacun se doit d’accepter la réalité telle qu’elle est, avec toutes ses contradictions et ses paradoxes, ses agréments et ses douleurs.
On ne sait après cela quelle fut la vie du héros ; on ignore comment il finit. Ce mystère sur les suites de son existence suggère qu’il a atteint avec l’âge bonheur et sérénité. «Tu ne succomberais qu’à l’heureuse vieillesse, ayant autour de toi des peuples fortunés… (12)». Effectivement, il est devenu le « vieux sage », thème récurrent dans nombre de légendes et de contes, expression de la personnalité la plus aboutie. L’aventure connue par Ulysse nous montre l’exemple d’un homme perpétuellement en devenir. C’est ainsi que, pour chacun d’entre nous, sans pour autant connaître une illumination brutale à l’image de celle connue par saint Paul sur le chemin de Damas, il nous appartient de nous rapprocher lentement de la vérité divine, dont la connaissance ultime ne nous sera dévoilée que dans la mort. C’est la leçon que tente de nous enseigner L’Odyssée, œuvre magistrale dont le maître-mot est
«Vie».

Par Didier Lafargue

(1) Guerre et Paix, Léon TOSLTOÏ, Éditions Gallimard, Collection Folio, 2 tomes, roman publié en Russie entre 1865 à 1869 racontant l’histoire de la Russie au moment de la campagne de Russie de Napoléon 1er
(2) Les Chouans, Honoré de BALZAC, Éditions Livre de poche, 1972, roman qui se déroule en 1799, pendant la guerre qui opposa les Républicains et les Royalistes (Chouans) dans l’Ouest de la France
(3) Le Rouge et le Noir, Stendhal, éditions Gallimard, Collection Folio, 1967, roman historique, psychologique et social
(4) Don Quichotte, Miguel De CERVANTES, Éditions Livre de poche 2008, roman médiéval, de chevalerie, parodie des mœurs médiévales et de l’idéal chevaleresque, critique des structures sociales d’une société espagnole rigide et vécue comme absurde. Ce personnage incarne l’archétype d’un rêveur irréaliste, irraisonné et justicier autoproclamé
(5) Jane Eyre, Charlotte BRÖNTE, Éditions Livre de Poche, 1990, roman autobiographique publié en 1847 en Angleterre, racontant l’histoire d’une institutrice, chargée de veiller à l’éducation d’une enfant et qui tombe amoureuse de son père, amour impossible
(6) Odyssée, chant IX
(7) Odyssée, chant XI
(8) Odyssée, chant V
(9) Odyssée, chant XI
(10) Odyssée, chant V
(11) Odyssée, chant XI
(12) Odyssée, chant XI

Musée d’Archéologie Nationale
Château-place Charles de Gaulle – 78100 Saint-Germain-en-Laye
Tel : 01 39 10 13 00 – www.musee-archeologienationale.fr


Bibliographie :
L’Odyssée de Homère, Éditions Gallimard, collection Folio,1999
La pensée chatoyante Ulysse et l’Odyssée, Pietro CITATI, Éditions Gallimard, 2004


À lire

Homère, L’iliade
Traduit par Philippe BRUNET
Éditions du Seuil, 708 pages, 8,90 €

Épopée en 24 chants, 15 500 vers, L’Iliade d’Homère est le récit de la guerre de Troie qui opposa les Achéens, venus de toute la Grèce aux Troyens, pendant plus de dix ans, vers 1250 avant J.-C. Ce texte fondateur est rendu dans une traduction qui vise à en transposer le rythme, à en recréer le rituel langagier, pour redonner une chance à la voix épique en français. Vingt ans de labeur pour le traducteur qui a dit et fait dire différentes étapes de son texte, lors de lectures intégrales en 2005-2006 à la Sorbonne, Avignon et Athènes. Par un éminent helléniste, spécialiste de la poésie antique.

Les guerres médiques
Peter GREEN
Éditions Texto, collection «Le goût de l’Histoire», 446 pages, 11 €

Pendant cinquante ans, les guerres médiques ont opposé les cités grecques à l’empire perse dans des conflits sanglants. Le récit commence à la création de l’empire achéménide sous Cyrus et Darius et à l’avènement de la démocratie à Athènes à la fin du VIe siècle. Est décrit en détail la première tentative d’invasion perse de 492-490 (mise en échec par la célèbre victoire athénienne de Marathon). L’histoire s’attache aux événements de 479, année où les Grecs, par les victoires terrestre de Platées et navale du cap Mycale, mettent définitivement fin à la menace que les Perses font peser sur eux. Ce livre raconte la vie quotidienne des soldats et des citoyens, les stratégies militaires et les offensives. Par un romancier historique, traducteur et historien, professeur émérite d’études classiques à l’université du Texas.

Histoire de la Phénicie
Josette ELAYI
Editions Perrin, 341 pages, 23 €

L’auteure est spécialiste de ce peuple situé sur les bords de la méditerranée qui sont maintenant le Liban, la Syrie et Israël. Les vestiges de cette civilisation sont ensevelis sous les villes modernes mais les historiens situent son âge d’or entre 1200 et 883 avant J.C. Josette Elayi retrace son histoire jusqu’en 332, à la conquête d’Alexandre le Grand faisant suite aux dominations assyrienne, babylonienne et perse. Un ouvrage qui intéressera les passionnés d’histoire ancienne avec son lot de mystères et de recherches permanentes.

SAINT-GERMAIN-EN-LAYE – Exposition
La Grèce des origines, entre rêve et archéologie
jusqu’au 19 janvier 2015

À la fin du XIXe siècle, les archéologues et le public français redécouvrent la civilisation grecque dans un grand fracas d’images, de motifs, d’or et de couleurs. La science archéologique (géologues, archéologues, amateurs éclairés, sortes de savant à la Jules Verne) l’art moderne mais également le tourisme, la haute couture, le cinéma, la littérature s’en trouvèrent profondément bouleversés. Avec la découverte des premiers vestiges sur l’île de Santorin dans les Cyclades, et les fouilles des sites de Troie en Asie Mineure, Mycènes en Grèce et Cnossos en Crète, Heinrich Schliemann et Arthur Evans, écrivirent une autre histoire de la Grèce, bien antérieure à l’époque classique. écharpes.


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