Réflexions pour une société désorientée
Cet été, notre société a vécu des moments de grave violence qui nous ont surpris et désorientés. Les études réalisées démontrent que la cause n’était pas forcément d’ordre idéologique ou politique, mais le fait de jeunes, mineurs pour la plupart, désœuvrés et faiblement scolarisés.
À la rentrée, la question de l’éducation est de nouveau en première ligne. Mais, de quelle éducation s’agit-il ? Emmanuel Kant nous dit : « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce que l’éducation fait de lui. Il faut bien remarquer que l’homme n’est éduqué que par des hommes et par des hommes qui ont également été éduqués… Ordinairement, les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu’un meilleur état pût en sortir dans l’avenir. »(1)
Selon Kant, l’éducation vise à sortir de l’animalité pour devenir humain. Pour lui, il existe des germes du bien dans l’humain à partir desquels il peut se déployer pour « s’améliorer lui-même, se cultiver lui-même, et, s’il est mauvais, développer lui-même sa moralité ».
Il distingue trois philosophies de l’éducation :
- Le dressage, qui est basé sur le modèle de l’absolutisme (nous dirions aujourd’hui le totalitarisme). Le maître est comme un roi qui dresse ses élèves.
- La liberté, qu’il appelle le modèle de l’anarchie où l’on éduque par le jeu et par l’esprit ludique.
- Le modèle républicain où l’élève est à la fois passif et actif. Passif, car c’est le professeur qui choisit le problème qu’il doit résoudre. Mais l’élève doit être actif pour surmonter l’obstacle ou la difficulté.
Kant insiste sur le fait que l’objectif de l’éducation est d’amener l’être humain à construire sa propre liberté, en passant de la liberté anarchique à la liberté raisonnable. Car « dans l’enfant, la liberté est plus une tentation qu’une dignité. » (2) « Je dois habituer mon élève à tolérer une contrainte pesant sur sa liberté, et en même temps, je dois le conduire lui-même à faire un bon usage de sa liberté. Sans cela tout n’est que pur mécanisme et l’homme privé d’éducation ne sait pas se servir de sa liberté. » (3)
Pour appuyer le troisième modèle, Kant explique que le travail est le propre de l’homme. « C’est par le travail que l’homme donne un sens à sa vie et atteint le bonheur. Aussi l’enfant doit-il apprendre à développer son penchant pour le travail, à s’absorber dans ce travail et le but qu’il poursuit. On ne doit pas l’habituer à tout considérer comme un jeu, même si sur le moment il ne comprend pas pourquoi on le contraint. Pour Kant, cela est l’affaire de l’école. Cependant, si l’éducation implique contrainte et discipline, elle ne doit pas devenir un esclavage. » (4)
Depuis des décennies, notre société a cessé de mettre l’accent sur le travail et a insisté davantage sur l’esprit ludique, se transformant, comme certains l’ont très bien décrit, en société du spectacle et de la consommation.
Toute une partie de la jeunesse actuelle qui n’a pas été réellement éduquée, regarde avec une certaine frustration cette autre partie qui peut s’amuser comme elle l’entend.
Lorsque le désordre s’installe et que s’ouvrent des fissures dans l’ordre établi, certains jeunes se disent : « Enfin, on va s’amuser ! », sans réelle conscience des conséquences de leurs actes. Le respect du travail des autres ne fait pas partie de leurs représentations, ni l’idée de la propriété privée ou encore des biens utiles à la collectivité. Ils sont aussi narcissiques et individualistes que les autres jeunes que l’on dit intégrés dans la société. Ils se considèrent comme des victimes d’une société qui ne les prend pas en compte, ce qui en partie est vrai, même si dans certains quartiers, des personnes essayent d’œuvrer pour leur progression.
Ensuite, ces types d’actions et évènements sont utilisés idéologiquement par d’autres, pour stigmatiser et culpabiliser le modèle républicain.
C’est un vieux sujet en France. Concernant l’éducation, Michel Foucault disait que « la grammaire est fasciste » et qu’elle est un instrument de domination. Pierre Bourdieu parlait de la sélection sociale par la maîtrise de la langue. Michel Foucault insistait sur la société punitive, notamment dans son ouvrage Surveiller et punir (5).
Et s’il est vrai que l’on ne peut pas fonder l’éducation, comme on l’a vu, sur le fait de corriger et de châtier la conduite de chaque individu, nous ne pouvons pas aller aussi loin que Foucault, qui ne réserve sa compassion qu’aux délinquants et qui n’a aucun mot de consolation pour ceux qui travaillent ou étudient, c’est-à-dire pour ceux qui subissent la violence, et encore moins, pour ceux qui tombent dans l’exercice de leur fonction. Ce qui fut un ouvrage des années 70, destiné à alerter des dérives d’une société mue uniquement par la punition, est devenu, dans la société actuelle, un crédo pour sacraliser le contrevenant à l’ordre public en le transformant en héros. C’est ainsi que se justifient les milliers de vidéos et photos de gens qui ont commis des saccages et se sont livrés à la violence cet été, transformant leurs actes répréhensibles en actions héroïques.
Bien entendu, tout n’est pas blanc ou noir ; mais il faut prendre conscience que les idéologies et philosophies des années 70 ont aujourd’hui infiltré petit à petit notre société.
Il est temps de retrouver le vrai sens des valeurs de dignité et de respect d’autrui pour construire une réelle société où l’on peut vivre ensemble. Nous devons nous employer à honorer le mot éducation, mot de racine latine, educere : faire sortir. C’est-à-dire, faire sortir le meilleur de chacun par notre propre exemple et partage. Voilà une orientation d’avenir.