PhilosophieRevue

Pourquoi nous faut-il mourir ?

« Personne ne sait encore si tout ne vit que pour mourir ou ne meurt que pour renaître »

Marguerite Yourcenar

Les concepts de vie et de mort semblent apriori antagonistes et irréconciliables. Face à ce défi existentiel, peut-on concevoir une vision plus inclusive et positive de la mort, inspirée des lois du vivant ?

Les horloges biologiques rythment nos cycles individuels et collectifs. Universellement les traditions associent le printemps à la naissance ou renaissance, l’été à la fécondité, l’automne à la maturité et l’hiver à la sagesse enfouie et porteuse de renouveau. Dans cette grande roue des cycles, tous les êtres vivants naissent et meurent dans un renouvellement constant qui touche l’ensemble des règnes de la Nature, de l’infiniment grand à l’infiniment petit.  Le processus de vie/mort/renaissance est donc inhérent à cette Nature : tout se transforme, des objets aux civilisations.

Savoir mourir

Les règnes inférieurs ne semblent pas particulièrement affectés par le phénomène : les animaux savent mourir faute d’interrogation métaphysique sur le sujet. De leur côté, les enfants portent un regard naturel sur la mort lorsqu’elle ne leur est pas occultée. Si certains animaux ressentent la mort de leurs congénères et des humains dont ils étaient proches, seul l’homme a la capacité consciente de s’interroger sur le sens de la perte de la vie. Aussi loin que remonte l’origine connue de l’humanité, elle a placé la mort au centre de ses interrogations, de ses croyances, parfois comme boussole pour les vivants.

Quelles réponses apportées au fil de l’histoire ?

Les religions et les différents courants philosophiques ont tous tenté d’apprivoiser la mort et d’apporter une réponse signifiante à l’ultime énigme de l’existence : où vont les morts ? D’où viennent les vivants ?Actuellement, les sociétés matérialistes modernes postulent qu’ils ne viennent de nulle part et ne vont nulle part. Le néant ouvre et ferme une marche sans destination apparente. La vie en Occident est vécue comme un non-sens philosophique, une trajectoire linéaire qui trouve en elle-même sa fin.
D’autre part, les religions du Livre affirment que chaque homme, doté d’une âme particulière, est une création unique porteuse de l’empreinte de Dieu. Sa vie, si elle est conforme au dogme, le conduira à vivre l’éternité aux côtés de son Créateur.

Une troisième voie est proposée par les philosophies classiques qui s’appuient sur une logique de continuité, rythmée par la grande loi naturelle de la cyclicité. Ainsi, pour Héraclite, philosophe grec de l’éternel devenir, ce que nous appelons vie et mort ne sont que des changements d’état qui s’engendrent mutuellement comme le yin et yang dans la philosophie taoïste : « Ce qui est en nous est toujours Un et le même, vie et mort, car le changement de l’un donne l’autre et réciproquement. » (1) Les stoïciens, sans spéculer sur une hypothétique survie de l’âme, affirmaient sagement qu’il ne sert à rien de réfuter l’inexorable : ainsi, « ce qui est inévitable ne devrait point nous causer d’affliction ». « L’important n’est pas que l’âme et le corps soient unis plus longtemps mais que lorsque la mort arrive, nous ayons atteint le sommet de la perfection. » (2) Pour sa part, si« la mort n’est rien pour nous »objecte Épicure, ce « rien » ne devrait point affecter notre vie puisque lors de notre trépas, nous perdrons toute conscience et sensation. Mais comment un « rien » pourrait-il nous hanter à ce point ? Le bon sens populaire a su parfois y répondre avec humour comme avec l’adage de la Plaisante sagesse lyonnaise : « on a beau dire que c’est difficile de mourir, tout le monde finit ben par y arriver ».

Enfin, Platon décrit, dans le mythe d’Er qui conclut son dialogue La République, le passage des âmes à travers les eaux du fleuve Léthé, où elles oublient leur dernière incarnation pour faire face de façon fraîche et dynamique au nouvel « acte » à vivre. La mort aurait donc un sens tout comme la flèche de notre destinée.

La mort comme espace de régénération

Dans la mythologie grecque, les dieux Hypnos (le sommeil) et Thanatos (la mort) sont frères. Les deux permettent à la conscience de thésauriser et de reconfigurer les expériences de veille : le dormeur réintègre alors son corps reposé tandis que le mort abandonne sur l’autre rive un corps devenu inutile, laissant la conscience se déployer librement. Et nous considérons comme morts ceux qui ne sont plus perceptibles à nos sens, de même que notre état de veille ne nous semble réel que par opposition à l’état de rêve dont nous émergeons chaque matin.

Mourir et renaître pour tisser le fil de sa destinée

Dans la philosophie hindouiste, « l’homme « au travers ses nombreuses naissances » (3) tisse et détisse le fil d’une destinée qui ne se dévoile qu’au chercheur de vérité. Le concept de réincarnation est au cœur des philosophies orientales. Il faut entendre par là, le passage d’une racine immortelle en chacun, le Soi ou, l’étincelle spirituelle, ou âme, dans des véhicules temporels, ou personnalités afin de vivre des expériences de conscience dans un espace- temps spécifique.

Peut-on être heureux sachant qu’on va mourir ?
L’homme peut-il être heureux en sachant qu’il doit mourir et perdre ses êtres chers ? Comme l’a développé la doctrine bouddhiste de l’éveil, c’est l’attachement au périssable, à l’éphémère qui enchaîne aux cycles d’expériences, jusqu’à ce que « l’homme apprenne à se dépouiller des sombres vêtements de l’illusion »(4),contacte sa dimension intérieure et se libère de la souffrance. C’est donc l’ignorance et l’attachement au corps périssable qui sont à l’origine de la peur de la mort et de la souffrance de la perte.

Une société dans le déni du réel

L’éducation que nous recevons dans nos cultures occidentales n’est guère propice à nous familiariser avec la mort. En effet, le phénomène de la mort est à la fois occulté et exacerbé à travers les médias et les usages. Nos idéologies actuelles, dénuées de transcendance, ont refoulé cette question hautement dérangeante qui ressurgit sous des formes dévoyées. Comme l’a expliqué, il y a quelques années, l’anthropologue Louis Vincent Thomas, la mort dans notre société est à la fois « banalisée et aseptisée » ; nous assistons à « la mort à la troisième personne, qui est un peu la négation de la mort car elle se consomme comme spectacle. […] La société de consommation, de gaspillage, d’usure, d’homogénéisation ne sait pas intégrer la mort dans le cycle du vivant. L’échec des religions et le caractère relativement exacerbé de l’individu dans une société de masse, anonyme, non-conviviale, accroissent la peur de la mort » (5).

Paradoxalement, cette société infantile « mortiphobe » qui cache ses vieux pour ne pas voir se faner des rêves inassouvis, a un caractère mortifère : entre la banalisation de la mort sur les écrans et la réalité de l’actualité toujours plus dramatique, la vie humaine n’a plus guère de prix.

Une voie d’humanisation 

Si, comme le dit Montaigne, « tous les jours vont à la mort, le dernier y arrive », autant s’y préparer. Dans l’Antiquité, ce qu’on appelait les Mystères avaient pour objet d’éveiller à la conscience d’immortalité. Plus tard vint la philosophie au sens étymologique, la quête de l’essentiel et des valeurs atemporelles. Platon n’affirmait -il pas que la grande affaire de la philosophie, c’était « d’apprendre à mourir » ? Apprendre à mourir au quotidien, ce sont les petits renoncements consentis, l’acceptation de l’impermanence en gardant confiance en nos moyens pour développer notre potentiel de créativité. C’est une réorientation du regard, pour se dépouiller de nos voiles d’illusions, de nos préjugés, sortir du séparatisme qui enferme le monde dans des cases, faire tomber les vieilles peaux pour renaître à notre intériorité, à ce qui nous relie.

« Il serait intéressant de changer le désir de survie en une conscience claire de l’immortalité, en faisant que chaque minute de nos existences ait la valeur d’un pas en avant, d’une expérience utile pour toujours, d’une union constante avec ceux avec qui nous cheminons ; rester vivants et actifs ici et de l’autre côté, comme ouvrir et fermer la porte de notre maison » nous conseille la philosophe Delia Steinberg Guzman (6).

Ce serait donc paradoxalement la certitude de la mort qui permettrait de qualifier l’existence terrestre en la circonscrivant dans un cycle fini dont nous sommes les maîtres d’œuvre. Car « la vie acquiert plus de sens si nous lui ajoutons la mort comme un repos naturel, comme un rêve qui nous aide à digérer mille et une circonstances avant de nous réveiller à nouveau » (6).

Apprendre à vivre l’instant sans naïveté mais avec l’émerveillement renouvelé de l’enfant, comme le Petit Prince prenait soin de sa rose, peut éveiller en nous l’intuition de l’éternité.

(1) Héraclite, Fragments, Éditions Garnier Flammarion, 2018, fragment 88
(2) Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Éditions Garnier Flammarion, 1999, Livre III 
(3) Sri Aurobindo, La Bhagavad Gîtâ, Éditions Adrien Maisonneuve, 1984, II, 13,
(4) Hélena Petrovna Blavatsky, La Voix du Silence, Éditions Adyar 1977, p 11
(5) Laura Winckler, Entretien avec Louis-Vincent Thomas, article paru dans la revue de Nouvelle Acropole N°122 (Nov-dec 1991), page 15 à 22 (6) Délia Steinberg Guzman, Réconcilier la vie et la mort, article paru dans la revue de Nouvelle Acropole N°211 (nov 2009-fev 2010), page 15 à 19 
Sylvianne CARRIÉ
Formatrice en philosophie à Nouvelle Acropole
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est la revue d’information de l’école de philosophie Nouvelle Acropole France 

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