RevueSociété

ÉDITORIAL : Résistance spirituelle et marchandisation de l’attention

Comme le disent avec humour Fabien Gandon et Franck Michel, dans un article du Monde paru en Janvier : « Si vous lisez cette phrase, nous avons déjà gagné une grande bataille, celle d’obtenir votre attention envers et contre toutes les autres sollicitations dont nous sommes tous l’objet »(1). Patrick le Lay, ancien PDG de TF1 l’avait déjà dit plus brutalement dès 2004, « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible », mais ce n’était alors que les touts débuts du terrifiant marché de l’attention qui se déploie aujourd’hui.

Ce qui nous choquait à l’époque de la télévision à papa est désormais devenu la règle qui régit le monde des réseaux sociaux derrière les apparences sympathiques des communautés numériques. Chamath Palihapitiya ancien responsable chargé de la croissance chez Facebook le clarifie sans ambiguïté : « Nous avons conçu des systèmes qui capturent l’attention des gens et la manipulent. » Et ça marche !!!, avec 5.24 milliards d’utilisateurs de médias sociaux soit 64 % de la population mondiale, des chiffres en constante augmentation, et pas moins de 8 nouvelles personnes par seconde qui dépensent en moyenne 2 heures et 20 minutes par jour sur les réseaux sociaux… (2). Comme le dit très bien Shoshana Zuboff, « l’attention humaine est devenue la matière première d’un nouveau marché »(3).

L’utilisation effrénée tant des dernières connaissances en neurosciences que de l’Intelligence artificielle (IA) permet désormais une exploitation industrielle et une commercialisation de l’attention, dont nous sommes à la fois les victimes complaisantes et les consommateurs prisonniers dans une spirale addictive qui n’est pas prêt de prendre fin puisque les entreprises comme Meta, Google, Amazon, Apple, TikTok, Netflix, qui concentrent l’essentiel de l’économie de l’attention représentent en 2025 plus de 25 000 milliards de dollars de capitalisation cumulée, soit environ 27 % de la capitalisation mondiale estimée à 93 000 milliards de dollars (4).

Bref, la captation de l’attention n’est plus un phénomène marginal, mais un pilier du capitalisme contemporain ! Confrontée à des forces économiques massives qui cherchent à la détourner, l’orienter ou la monétiser, notre attention est aujourd’hui devenue une matière première comme une autre. Désorientés, noyés dans ce que Edgar Morin appelait dès 1981 un « nuage informationnel » qui nous aveugle au lieu de nous éclairer, nous avons créé « un marché économique où notre attention est captée, transformée, échangée et monétisée comme n’importe quelle matière première sur les marchés » (1). Les conséquences de cette guerre économique menée pour la possession de la conscience humaine sont hallucinantes, tant l’usage immodéré des écrans et l’inactivité physique qui en résulte à un impact sur les jeunes. Que ce soit les plus petits, avec 3 enfants sur 5 qui entrent en sixième et ne savent pas enchaîner quatre sauts à cloche-pied… ou les plus grands, puisque 18 % des collégiens et 20 % des lycéens présentent des signes de troubles de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDA/H) et 1 élève sur 4 déclare avoir des difficultés de concentration fréquentes en classe !!! (5).

Prenons conscience que la vente et commercialisation de notre attention ne nous rend pas simplement malade, elle nous vole un temps de vie, un temps de conscience précieux, que nous n’emploierons pas à autre chose, et c’est bien là le drame ! Comme le dit Tho Ha Vinh : « Notre capacité d’attention est ce que nous avons de plus précieux en tant qu’être humain. La capacité d’être attentif, ce qui va nous permettre de percevoir, de penser, de ressentir, tout cela, ce sont des fonctions de la conscience. »

Diriger de manière intentionnelle notre attention, décider par nous-mêmes sur quoi nous mettons notre attention est capital, à vrai dire c’est même le point de départ. Avoir de bonnes intentions mais sans capacité à fixer notre attention, c’est être sans force, condamné à l’impuissance. Résister à cette « vampirisation », reprendre le pouvoir sur notre attention, notre vie, décider de nous-mêmes sur quoi nous posons notre attention c’est parvenir à aligner, à relier notre attention et nos intentions.
Ce n’est qu’à partir de là, que nous pourrons commencer à reconstruire une véritable colonne vertébrale de conscience et de cohérence.

Résister spirituellement aujourd’hui, c’est décider de sortir de la distraction pour revenir au centre de soi. C’est se battre pour défendre la conscience comme notre bien commun le plus précieux face au rouleau compresseur d’un monde déshumanisé. Mais, cette résistance spirituelle, n’a strictement rien à voir avec aucune forme de religion, elle est spirituelle dans le sens où elle touche à ce qu’il y a de plus essentiel en l’être humain, et résistance dans le sens où elle fait de l’attention le support de l’élévation de notre conscience. Comme le disait si bien Pierre Hadot, spécialiste des écoles de philosophie antique : « L’attention à soi, comme exercice, est une intention vers l’idéal de sagesse ».

C’est bien de cet idéal de sagesse dont nous parlait Simone Weil dès 1947 quand elle disait, « l’attention, si elle est pure, est une intention tournée vers l’idéal du vrai » (6), ce même idéal de résistance spirituelle qui près de 80 ans plus tard, reste la seule puissance à même de nous donner la force de lutter contre la fragmentation de la conscience (7).

Oui, l’Idéal est comme un attracteur étrange qui provoque une joyeuse dilatation de l’âme, car celui qui sert quelque chose de plus grand que lui, sent bien que toute distraction s’évapore, comme le dit si bien Byung-Chul Han « l’attention profonde est la condition de l’expérience de la beauté et de la vérité. » (8)

Alors ne gaspillons plus en vain notre attention, élevons notre conscience vers l’idéal, et résistons de toute nos forces. Car « la résistance spirituelle, c’est le volontariat engagé au service des choses qui sont essentielles pour nous ».

(1) Lire l’article de Serge Abiteboul et Thierry Viéville, Prêtez attention : quand « prêter » est « données (épisode 1), paru dans le Journal Le monde, 31/01/2025
(2) Extrait du rapport sur les médias sociaux 2025 : statistiques, données démographiques et principales tendances, paru dans Plan TR
https://www.trplane.com/fr/Rapport-sur-les-médias-sociaux-2025%C2%A0%3A-statistiques–données-démographiques-et-principales-tendances/
(3) Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, chapitre 3, édition française, Zulma, 2020
(4) Données sur capitalisation mondiale des marchés publiées publiées par la SIFMA (Securities Industry and Financial Markets Association) et World Federation of Exchanges (WFE)
(5) Lire l’étude paru dans M24 santé, Nouvelle étude renversante sur la santé de nos enfants, le 06/02/2023
https://m24sportsante.fr/actualites/nouvelle-etude-renversante-sur-la-sante-de-nos-enfants/
(6) Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Éditions du Seuil, 1947, page 104
(7) Fait référence à Alban Vistel, Syndicaliste de la CGT, auteur de Fondements spirituels de la Résistance, Éditions Esprit, 1952. Lire l’éditorial de Thierry Adda, Oser la résistance spirituelle ! paru dans la revue 374 (octobre 2025) 
https://revue-acropolis.com/oser-la-resistance-spirituelle/
(8) Byung Chul Han, La société de la fatigue, Éditions Autrement, 2014

Thierry ADDA
Président de Nouvelle Acropole France
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de l’École de Philosophie Nouvelle Acropole France

Articles similaires

Voir Aussi
Fermer
Bouton retour en haut de la page