Entretien avec Antoine Faivre L’ésotérisme hier et aujourd’hui
Dans le cadre du 50e anniversaire de notre revue, nous vous proposons de redécouvrir des entretiens des personnalités du domaine de la spiritualité et de l’ésotérisme. Aujourd’hui et dans les prochains numéros, nous republions en plusieurs articles un long entretien de Fernand Schwarz avec un grand spécialiste de l’ésotérisme, Antoine Faivre.
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Antoine Faivre (1934-2021), historien et écrivain français fut attaché de recherches au C.N.R.S. professeur d’Université en France et à l’université de Berkeley aux États-Unis. À l’École Pratique des Hautes Études, il a dirigé l’Histoire des courants ésotériques et mystiques dans l’Europe moderne et contemporaine. Il a fondé la revue semestrielle A.R.I.E.S. (1), les « Cahiers de l’Hermétisme » et la « Bibliothèque de l’Hermétisme » (2).
Fernand Schwarz, philosophe et auteurs de nombreux ouvrages a interrogé Antoine Faivre sur l’ésotérisme. Nous diviserons l’articles en six parties.
Le premier article définit les différents aspects de l’ésotérisme.
Revue Acropolis : Comment définiriez-vous l’ésotérisme occidental par rapport aux autres voies d’accès à la connaissance d’une part, et par rapport à l’ésotérisme oriental d’autre part ?
Antoine Faivre : Je ne pense pas que l’on puisse « définir » l’ésotérisme. En tout cas, si l’on voulait le définir en termes dogmatiques, doctrinaux ou philosophiques, on aboutirait nécessairement à des impasses. Il recouvre tant de doctrines et de pratiques diverses que mieux vaut s’interroger sur lui en tant que forme de pensée.
L’ésotérisme, une forme de pensée
De même qu’il y a une forme de pensée théologique, une forme de pensée scientifique, une forme de pensée philosophique, il y en a une qui est ésotérique. Toute forme de pensée possède un corpus qui lui est propre composé d’œuvres et d’auteurs. Chacune peut, sinon se définir, du moins être approchée, à partir de ces éléments qui la constituent. Je ne sais pas ce qu’est l’ésotérisme « en soi » mais je me suis demandé quels sont les domaines, les champs, les œuvres, les auteurs, que l’on groupe couramment ensemble, d’une manière plus ou moins heureuse d’ailleurs, sous cette rubrique, et qui possèdent un certain nombre de dénominateurs communs. Ces dénominateurs communs, on peut les appeler des éléments constitutifs. Je me suis interrogé sur ces éléments constitutifs à l’intérieur du domaine occidental ; n’étant pas orientaliste, je ne me suis pas penché (autrement qu’à titre personnel) sur l’existence et la nature de cette forme de pensée dans le domaine oriental. À l’intérieur de celle-ci, en Occident, je crois pouvoir distinguer quatre éléments constitutifs essentiels. Je ne les énumère pas par ordre d’importance.
Les éléments constitutifs de l’ésotérisme
Le premier élément, c’est l’idée de correspondances, dite aussi du microcosme et du macrocosme. C’est l’idée selon laquelle il y a différents niveaux de réalité dans la Nature, dans l’univers, dans l’homme, correspondant de diverses manières les uns aux autres. Par exemple, selon l’astrologie, il existe des correspondances entre les signes zodiacaux et les planètes, d’une part, et le caractère d’une personne, voire d’un groupe de personnes, d’autre part. De même, il y a des correspondances entre les sept métaux et les sept planètes du système traditionnel, entre la Bible ou le Coran et les choses de la nature. Tout « correspond » selon un codage symbolique intérieur à la Nature et qu’il importe à l’ésotériste, qu’il soit astrologue, alchimiste ou mage, de déchiffrer pour parvenir à une « connaissance » de l’univers.
Le deuxième élément, c’est l’idée de Nature vivante, liée bien entendu au premier élément constitutif. La Nature est vivante, dans l’immense majorité des éléments de ce corpus ésotérique. À cet égard, celle forme de pensée corrige d’une certaine manière certains aspects qu’a revêtus la forme de pensée théologique, qui a souvent eu tendance à évacuer la Nature, et la femme par là-même. La Nature est vivante et dans le Nouveau Testament (3), il nous est dit qu’elle aspire à sortir des chaînes de la vanité pour participer, elle aussi, à la gloire des enfants de Dieu. Et il semble que l’Apôtre laisse entendre que c’est grâce à l’homme qu’elle pourra justement retrouver cette gloire. La nature est feuilletée, faite de plusieurs niveaux de réalité qui correspondent les uns avec les autres. Par exemple, on nous apprend souvent qu’il n’y a pas de solution de continuité entre ces niveaux, par exemple, entre la lumière du soleil et la lumière divine ou angélique.
Le troisième élément, c’est la notion d’imagination créatrice, liée à celle de médiation. Il faut entendre ici par « imagination » non pas « la folle du logis », la « maîtresse d’erreur et de fausseté », mais une possibilité qui serait ontologiquement propre à l’homme de pouvoir pénétrer à l’intérieur des symboles, notamment à l’intérieur des hiéroglyphes que nous présente la Nature, et des symboles que contiennent, en Occident, les Livres des religions de la tradition abrahamique (c’est-à-dire juive, chrétienne et musulmane). Il s’agit de regarder les Écritures et le monde non pas non pas avec les « yeux de chair », mais avec les « yeux de feu ». L’imagination est en quelque sorte un organe de l’âme qui nous permet de pénétrer dans le mundus imaginalis, le monde « imaginal » – comme l’appelle aussi Henry Corbin –, c’est-à-dire un univers subtil, un mésocosme peuplé d’anges, d’archétypes, et inaccessible aux seuls yeux de chair. À cette idée d’imagination, est liée indissociablement la notion de médiation. L’univers étant un tissu de correspondances, un jeu de miroirs, l’imagination créatrice de celui qui utilise cette faculté s’exerce à travers des images, des symboles, qui sont autant de médiations. L’ésotériste s’attache à exercer son imagination créatrice, beaucoup plus qu’à rechercher l’union avec son dieu vivant. C’est à mon sens ce qui fait la différence entre la mystique et l’ésotérisme. Cette distinction, bien sûr, n’a de valeur que méthodologique, parce qu’il est évident que l’on trouve une tendance fortement « mystisante » chez les grands ésotéristes ; de même que l’on trouve chez de grands mystiques comme Marie d’Agréda (4), sainte Hildegarde de Bingen, des discours ésotériques sur l’imagination, la nature, les correspondances etc. Mais on peut dire d’une manière générale que l’ésotériste travaille de manière créatrice essentiellement sur, et à partir de, médiations. Il est sur l’échelle de Jacob qui relie le ciel à la terre, il monte et descend avec les anges ; c’est beaucoup plus cette montée et cette descente qui caractérisent l’ésotériste proprement dit, que l’union. Les mystiques purs, tels sainte Thérèse d’Avila ou saint Jean de la Croix, utilisent des images et des symboles, mais étant entendu qu’il faut s’en débarrasser dès que possible car ils empêchent l’union avec leur dieu vivant. La mystique n’est pas à proprement parler une forme de pensée, mais il y a des ponts, des points communs, entre ésotérisme et mystique, notamment l’idée de transformation.
Le quatrième élément est justement cette notion de transmutation (ou d’initiation), sans laquelle il n’y aurait pas d’ésotérisme mais seulement une forme de spiritualisme spéculatif. L’idée de transmutation est fondamentale car ce regard de feu, cette imagination, cette connaissance des correspondances, sont destinés à amener à une transformation de l’être. Cette même notion de transformation s’applique aussi à la Nature. L’alchimie proprement dite (je ne parle pas des spagyristes ou de ceux qui se contentent de fabriquer de l’or pour le plaisir de s’enrichir) contient en son cœur la notion de transmutation et d’initiation, c’est-à-dire de transformation de la Nature, au moins d’une parcelle de la Nature en même temps que de l’expérimentateur lui-même, ce qui nous renvoie d’ailleurs au deuxième élément constitutif, la Nature vivante.
Transmission et concordisme
À ces quatre éléments fondamentaux, viennent s’en ajouter deux que j’appelle non constitutifs, mais qu’il faut citer car ils sont devenus très importants à certaines époques, et notamment au cours de ces derniers siècles.
Le premier, c’est la notion de transmission. Dès le moment où ont commencé à se développer en Occident des sociétés de type initiatique, surtout depuis le début du XVIIe siècle à partir du mouvement des Rose Croix, s’est fortement accentué l’intérêt, et pour beaucoup d’ésotéristes la nécessité, d’une transmission régulière. C’est pourquoi, dans de nombreux milieux ésotériques, l’on pense que pour être véritablement un ésotériste, quelle que soit la tradition que l’on suit, il est indispensable d’être passé par un canal régulier et authentique.
L’autre élément non constitutif, : c’est la notion de concordisme. Il s’agit d’une tendance qui consiste à étudier avec le regard ésotérique deux ou plusieurs traditions différentes, parentes, voire toutes les traditions, essayant de comprendre quelle pourrait être la Tradition qui les surplombe toutes. C’est ce qu’on appelle le courant traditionniste, en anglais perennialism.
C’est une idée assez nouvelle alors, qui apparaît notamment à Florence à la fin du XVe siècle. À partir du XIXe siècle, quand on connaît beaucoup mieux l’Inde et l’Extrême Orient, cette idée se développe, en même temps que les historiens créent une discipline nouvelle, les religions comparées ; sur le plan ésotérique, cela aboutit par exemple, à l’intérieur de la Société Théosophique fondée par Héléna Petrovna Blavatsky en 1875, à mettre fortement l’accent sur l’idée de Tradition. René Guénon, dans la première moitié de notre siècle a fait de cette notion de Tradition une idée essentielle à l’intérieur de son système.
Dans un second article, Antoine Faivre abordera le Corpus ésotérique et ses courants historiques.