Société

Amnésie programmée

En juin dernier, j’ai eu l’opportunité de visiter à Lausanne une exposition drôle et décalée, Retour vers le futur antérieur. Elle nous donne beaucoup à réfléchir en nous confrontant aux vestiges de notre civilisation, tout en posant un regard critique sur l’interprétation archéologique (1).

Que restera-t-il de nous dans 2000 ans ? Que comprendront les archéologues de notre société et de notre mode de vie ? Qu’y montrera-t-on de notre époque ?
On imagine souvent que notre monde, saturé d’images et d’informations écrites, laissera aux historiens futurs d’innombrables documents, témoins exhaustifs et détaillés de notre civilisation. Rien n’est moins sûr.

Depuis plus d’un siècle, la composition chimique du papier le condamne à une destruction relativement rapide. Les bandes magnétiques sont très fragiles, tout comme les supports numériques. Il n’y a aucune chance qu’une clé USB ou qu’un disque dur enfouis durant 2000 ans demeurent lisibles. Par ailleurs, l’accélération des innovations technologiques entraîne des pertes gigantesques ; qui peut encore lire les fichiers informatiques sur les CD-ROM d’il y a quinze ans ?

Bien sûr, bibliothécaires et archivistes s’évertuent à cataloguer et numériser, tandis que des serveurs informatiques stockent à distance la moindre de nos données ; mais d’ici 2000 ans, combien de ruptures politiques, de conflits, de cataclysmes et autres aléas viendront mettre en péril notre mémoire ? Les Romains avaient eux aussi leurs bibliothèques, remplies de parchemins au demeurant plus résistants que nos supports ; il n’en est presque rien resté. En outre, on ne conserve qu’un infime échantillon de toute l’information qui circule : notes, agendas, courriers, électroniques ou non, de même que les réclames et autres précieux témoins de notre vie quotidienne qui sont, le plus souvent, éphémères. Sauf exception miraculeuses, seuls subsisteront les textes en relief sur le verre, la céramique, le métal ou la pierre, nous expliquent les archéologues. L’avenir appartient donc aux fouilleurs, qui exhumeront les vestiges d’un monde tombé dans l’oubli.

Si des archéologues se penchent sur les vestiges de notre époque dans 2000 ans, leur tâche sera bien plus difficile que celle de leurs collègues qui aujourd’hui étudient l’Antiquité gallo-romaine. Pour quelle raison ?
Les textes grecs et latins ne nous sont parvenus que grâce à des copies sur parchemins au Moyen-Âge. En revanche, la quasi-totalité de nos écrits est vouée à disparaître. Faute de mémoire écrite, l’histoire de notre temps sera davantage victime de l’oubli.
Les constructions de l’époque romaine sont peu à peu tombées en ruines et leurs vestiges sont demeurés enfouis dans un sol qui a été peu exploré. Aujourd’hui le rythme effréné des constructions tend à effacer au fur à mesure les aménagements antérieurs. Ajoutons que nos cimetières, contrairement aux nécropoles antiques, sont régulièrement vidés de leurs occupants et qu’on a perdu l’habitude d’enterrer des offrandes.

Nos objets sont innombrables, mais dans leur immense majorité, sont jetés puis évacués, incinérés, recyclés et on ne les retrouvera pas dans leur contexte d’origine. L’archéologue du futur découvrira sans doute de nombreux boulons, mais ne saura pas à quel objet ils auront appartenu.
Comme ceux d’aujourd’hui, les archéologues du futur tenteront tant bien que mal de restituer le passé sur la base de bribes dépareillées, fragmentaires et aléatoires, à coups d’interprétations empiriques. Et dès lors, comme ceux d’aujourd’hui, ils se tromperont parfois…

Dans les vitrines de l’exposition, sont exposés un ensemble d’objets vieillis ou dégradés, censés être les découvertes faites par les archéologues du futur. Entre autres, on tombe sur des objets comme « des “tôles quadrangulaires” portant des séries de lettres et des chiffres en relief dont la signification exacte nous échappe. Ces tôles étaient sans doute fixées sur des bâtiments ou des marchandises. Sur l’une d’elles, le motif de la croix isométrique (en réalité la croix du drapeau suisse) est représenté, ce qui lui confère un caractère emblématique ». Voici l’interprétation faite par les spécialistes de 4023 de nos plaques minéralogiques.
À propos de l’habitat du XXIe siècle, ils expliquent que les vestiges des constructions sont très rares, hormis les aménagements qui semblent avoir été souterrains, notamment de longs tunnels avec des rails dont ils ignorent la fonction. Ils sont très heureux d’avoir découvert dans la ville de Lausanne les restes d’un décor qu’ils pensent être le fragment d’une fresque : « Témoignage aussi rare qu’émouvant, ce fragment reflète toute la maîtrise des artistes de la fin du XXe et du début du XXIe siècle : richesse chromatique, liberté et souplesse du trait, vivacité du contraste, alliance harmonieuse du plein et du délié. La fresque à laquelle il appartenait décorait sans doute une pièce d’apparat dans la demeure d’un notable. » En réalité, il s’agit d’un graffiti sur un mur en béton armé à l’extérieur d’un édifice.
Dans leurs panneaux ils expliquent qu’apparemment les gens du XXIe siècle avaient une forme de culte du corps, le sport.

On peut discerner quelques traits de la religion ancienne grâce à certains objets. Il apparaît ainsi que les habitants de la région de Lausanne, comme bien d’autres, vouaient un culte à la Nature, considérée comme une sorte de Mère nourricière. En témoignent plusieurs types d’objets ornés de symboles végétaux et animaux. Les vases à libation, dont le fond est percé d’un orifice central, attestent quant à eux de la pratique de l’offrande rituelle à la Terre (en réalité des jardinières), qu’une admirable statuette en terre cuite, figurant un haut personnage ou un prêtre représente d’ailleurs clairement (un nain de jardin).
Cet exercice d’interprétation de notre civilisation, vingt siècles après, peut nous sembler superficiel et incomplet et prête à sourire. Mais nos scientifiques n’ont réalisé leur interprétation qu’à partir des vestiges qui peuvent vraiment nous survivre après quelques millénaires.
Si nous nous interrogeons sérieusement sur notre compréhension de la réalité actuelle, nous devrions accepter notre ignorance sur ce qui se passe véritablement lorsque nous savons que l’information que nous recevons provient à 70 % de six groupes de presse mondiale. Comme Socrate, il est temps de reconnaître notre ignorance pas seulement du monde qui nous entoure, mais surtout de nous-mêmes.

Profitons de cette rentrée pour récupérer notre bon sens et commençons par nous redécouvrir, en reprenant contact avec notre réalité intime. C’est à partir d’elle que nous pourrons regarder les réalités en face et éviter l’amnésie.

(1) Jusqu’au 24 septembre 2023, Musée Romain de Lausanne-Vidy. www.jevaisauxmusées.ch
Fernand SCHWARZ
Fondateur de Nouvelle Acropole en France
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole

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