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Anatomie d’une chute : comment voir ce qui ne peut être vu ?

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Le film « Anatomie d’une chute » de Justine Triet a connu un très grand succès cinématographique. Il nous entraîne dans une réflexion philosophique : que pouvons-nous savoir de quelque chose que l’on n’a pas pu observer ?

Tout le scénario du film repose sur la difficulté de démêler les causes d’un événement auquel personne n’a assisté.

L’opinion n’est pas la vérité

Pour les philosophes c’est un sujet qui s’apparente à la métaphysique, c’est-à-dire à la représentation des choses que l’on ne peut pas observer avec nos yeux physiques. Par exemple le plus grand sujet de la métaphysique est : quelle est la cause de l’univers ? Étant donné que nos moyens scientifiques actuels ne permettent pas de dépasser le Big Bang et le mur de Planck, nous n’avons pas de réponse scientifique à cette question, seulement des conjectures. Ceci s’applique tout autant à notre vie quotidienne lorsque nous émettons des jugements sur tel ou tel événement, sans y avoir assisté. C’est ce que Platon appelait la doxa, l’opinion. L’opinion est un jugement qui peut être vrai ou faux, on ne sait pas. Ce qui, entre parenthèses, permet de savoir ce que le grand philosophe penserait aujourd’hui de la validité des sondages d’opinion !

Les préjugés nous éloignent du réel

Le film met en scène, sous les traits de différents personnages, les préjugés qui peuvent déformer nos chemins de pensée : le parti pris, incarnée par le psychanalyste, qui réduit la vérité aux dires de son patient en adhérant sans recul aux déclarations nécessairement subjectives de celui qu’il suivi pendant des années ; l’idée préconçue qui imprègne l’enquêteur qui instruit uniquement à charge, interprétant chaque détail toujours dans la même direction. Le procureur, pétri de certitude, qui utilise toutes les techniques pour conforter sa propre conviction, sans véritablement chercher la vérité. Il utilise toutes les figures de rhétorique pour emporter l’adhésion du jury : l’amalgame (si vous avez menti à votre mari alors vous pouvez aussi bien avoir menti à la police) ; la généralisation abusive (si vous avez fait ça une fois vous avez aussi bien pu le faire plusieurs fois) ; etc.
Il apparaît clairement que ces personnages ne cherchent pas la vérité, mais plutôt à imposer leur vérité, celle qui est la plus confortable à leurs yeux, celle qui leur apporte le plus de satisfaction. L’opposition entre chercheurs vérité et vendeurs de persuasion était déjà le grand sujet du combat de Socrate contre les sophistes.

Voir les yeux fermés

Comment parvenir à démêler le vrai du faux dans ce huis clos plein d’incertitude et de tension ? La figure de l’enfant apporte une réponse efficace, importante et symbolique. Cet enfant est très malvoyant, à l’image de ces personnages mythologiques, le devin Tirésias, ou le poète Homère. Pourquoi sont-ils aveugles ? Parce qu’ils ne voient pas avec leurs yeux physiques mais avec les yeux de l’âme.

Comment l’enfant va-t-il pouvoir témoigner s’il ne voit pas ? Le processus pour s’approcher de la vérité est donné par la tutrice légale qui lui explique que penser c’est décider. Que la vérité ne s’impose pas à nous mais que c’est nous qui pouvons déterminer quelle est l’option qui nous semble la plus vraisemblable. Les défenseurs de leur vérité particulière, s’attachent à des détails sans les contextualiser, c’est-à-dire à des parties qui, extraites du tout, prennent un autre sens. Contrairement à eux, l’enfant se pose une question beaucoup plus globale qui fait la synthèse de tous les éléments. Il essaie de se représenter si la situation est possible ou envisageable selon son propre cœur, non comme un choix affectif, mais comme une intuition qui découle d’une perception générale.

Penser avec le coeur

Si nous revenons à la philosophie, nous avons là une très bonne illustration des mécanismes de la connaissance. La vérité sort de la bouche des enfants. Pourquoi ? Parce qu’il y a dans le processus de connaissance de l’invisible le rôle important du cœur. L’intelligence rationnelle ne peut pas nous conduire à la connaissance de ce qui est derrière les apparences. Il nous faut un autre type d’intelligence, une intelligence plus intuitive, qui repose dans le cœur, siège de la véritable conscience de l’être humain, comme le pensaient les Egyptiens.
Penser avec le cœur ce n’est pas penser de manière affective. C’est une pensée avec une vision qui considère le tout, une pensée est capable d’englober les contradictions. Au lieu de se focaliser sur les éléments particuliers, la pensée avec le cœur permet de dégager une vision synthétique et donc de parvenir à engager sa pensée dans une direction.

Réunir les contraires

La vraie pratique philosophique est de nous aider à penser par nous-mêmes. Mais nous sommes dans un monde qui est, malheureusement, le plus souvent dominé par une pensée binaire : bien ou mal, vrai ou faux, etc. Pour ce type de pensée dualiste, chaque partie constitue le tout, au même titre que les arguments des accusateurs dans le procès du film.
Mais, en pensant ainsi, nous nous éloignons de la vérité. Nous ne parviendrons jamais à atteindre l’essence des choses. Nous serons condamnés à rester non seulement à la surface, mais également dans un monde d’opposition où les contraires ne peuvent plus être transcendés et deviennent des sources de friction.

Comme le disaient les Pythagoriciens, la philosophie est l’art de la conciliation des opposés, l’art de l’harmonie, qui nous met en concordance avec les lois naturelles et avec la réalité. La quête de l’harmonie éveille en nous un autre regard qui nous rapproche de l’essence des choses.

Isabelle OHMANN
Formatrice en philosophie à Nouvelle Acropole
© Nouvelle Acropole 
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole

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