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Société

Le réveil de la force

« La Force. Plus qu’une action d’éclat, c’est un état intérieur. La fermeté d’âme permet le courage et la bravoure autant que la patience et la résistance. L’endurance dans les épreuves, la constante de la foi, les gestes héroïques, le face-à-face avec la mort, la victoire de l’amour, rien ne serait possible sans cette vertu première fondatrice. »  

Le jardin des vertus de Jacqueline Kelen

La guerre qui s’est déclarée au sein de l’Europe, entre la Russie et l’Ukraine marque sans conteste un réveil de la force. On assiste à l’expression d’un pouvoir auparavant caché : faut-il le craindre ou s’en réjouir ?

Dans une Europe de la paix depuis plus de trois quarts de siècle, le réveil est brutal. L’idée que la paix serait un acquis préservé par un équilibre des puissances basé sur les échanges économiques, a volé en éclats. Le modèle d’un monde occidental développé, dont le pacifisme s’était construit sur la production, l’échange et la consommation de biens matériels, n’est plus.
Le citoyen européen est sous le choc. La tranquillité du confort douillet n’est décidément pas la paix.

Changer notre logiciel d’interprétation de la réalité

Pourquoi la situation en Ukraine nous laisse-t-elle un tel sentiment d’injustice et d’impuissance ? C’est que la force n’est pas le droit et que bien trop souvent elle s’oppose au droit. Rappelons-nous que l’état de droit est ce qui met fin au règne de la loi du plus fort et de l’oppression. C’est la civilisation face à la barbarie. Or cette guerre signe la réapparition d’une autre logique, totalement opposée à celle des sociétés des droits de l’homme. C’est celle de la force entendue comme la domination par la puissance matérielle et la violence.

L’éventualité que la force puisse détruire nos sociétés occidentales modernes était si peu présente dans l’imaginaire européen que l’on voyait régulièrement diminuer le budget de la défense des différents pays et que l’OTAN lui-même était diagnostiqué en mort cérébrale. 
L’irruption de la guerre est donc un nouveau paramètre qui nous oblige à reconfigurer sans délai notre logiciel d’interprétation de la réalité.

L’économie contre les chars ?

Que peuvent opposer à la force militaire nos sociétés occidentales ?
Des sociétés dont le moteur central est l’économie, et ses corollaires du pouvoir d’achat et du profit, peuvent-elle faire face aux menaces de dictateurs va-t’en guerre ? Et plus généralement aux besoins de solidarité entre les peuples confrontés aux immenses défis de notre siècle ? Autrement dit le pouvoir de l’argent est -il apte à construire le vivre ensemble des nations ? Il semble bien que non.

Platon avait déjà signalé qu’une véritable culture de la paix ne saurait être le fait d’individus ou de collectivités uniquement mûs par leurs intérêts. L’économie et l’argent ne sauraient, seuls, cimenter durablement les êtres humains car, au bout du compte, surgissent inévitablement des conflits entre intérêts divergents qui divisent les hommes. 

Là ou croît le péril, croît aussi ce qui sauve

Comme le dit Friedrich Hölderlin (1), « là ou croît le péril, croît aussi ce qui sauve. »
De fait, la guerre fait aussi surgir une autre force que nous avions oubliée : la force morale.
L’incroyable héroïsme des Ukrainiens dans une guerre que tout le monde a annoncé perdue d’avance, a suscité l’admiration et remis à la surface de grandes questions largement enfouies sous des préoccupations triviales diverses. Pour quoi et pour qui se battre ? Qu’est-ce qui vaudrait la peine de donner sa vie ? Que vaut la vie et y a-t-il quelque chose de supérieur à la vie, à ma vie ?

Martin Simecka (2) rappelle cette phrase que le philosophe Jan Patocka, héros de la résistance tchèque, écrivit avant de succomber à un interrogatoire de la police secrète : « Les gens aujourd’hui savent de nouveau qu’il existe des choses pour lesquelles il vaut la peine de souffrir et que ce sont les mêmes choses qui font qu’il vaut la peine de vivre. » 
Cette guerre nous confronte directement à la question essentielle de ce qui vaut la peine de vivre. À l’évidence la réponse n’est pas le confort, puisque les choix héroïques sont ceux du combat, de la résistance sur des chemins dont on sait déjà ce qu’ils comportent de souffrance et de renoncements, y compris à sa propre vie. 

Il est indéniable que les valeurs de dignité humaine, de liberté, d’amour de la patrie, de fraternité – souvent ringardisées dans une société à l’abri des besoins fondamentaux – éveillent en l’homme des élans puissants. Platon parlait de ces valeurs comme des biens métaphysiques, seuls capables d’unir les hommes en les amenant à transcender leurs propres intérêts personnels pour quelque chose qui les dépasse.
Nos sociétés sont-elles encore capables de nourrir des biens métaphysiques ou alors sont-elles simplement réduites à des problématiques de consommation, comme semblent parfois dramatiquement l’illustrer les préoccupations de nos politiques ? 

Force barbare ou fortitude ?

L’Amiral américain James Stockdale fait prisonnier pendant la guerre du Viêt Nam, raconte que c’est le philosophe Épictète qui lui a permis de survivre à sept ans de captivité, avec cette sentence : « Il y a des choses qui dépendent de nous et d’autres qui ne dépendent pas de nous.» (3) Dans une situation où il ne pouvait agir, où son corps était blessé, torturé, ce qui dépendait de lui, ce qui était de sa responsabilité, c’était sa force mentale, qu’on ne pouvait entraver.
Comme le dit la belle citation de Jacqueline Kelen en exergue, la force mentale est une attitude intérieure, une fermeté d’âme qui permet le courage et la bravoure autant que la patience et la résistance. Les anciens l’appelaient Fortitude, pour la distinguer de la force physique. Elle est ce qui nous permet de rester debout et stable, de garder non seulement notre dignité, mais aussi nos moyens. C’est elle qui nous donne la capacité de nous élever contre l’injustice.
Celui qui est animé de cette force morale combat avec dignité et courage. Et il réveille, dans celui qui le regarde, la conscience de sa propre dignité et son propre courage. 

À travers ce conflit, c’est la force morale et la dignité des Européens qui est éprouvée. Ils sont en train de redécouvrir qu’elle est, à titre individuel comme collectif, la condition de leur liberté.

(1) Poète, philosophe et idéaliste allemand (1770 – 1843) de la période classico-romantique entre la seconde moitié du XVIIIe siècle et le XIXe siècle
(2) Extrait de l’article Pourquoi les Ukrainiens nous inspirent, paru dans le Courrier International du 03 mars 2022 
(3) Extrait d’un article de Morgane Miel, La philosophe Flora Bernard sur le conflit ukrainien : «  faire preuve de courage, c’est exercer sa liberté », paru dans le Figaro Madame, 03 mars 2022
par Isabelle OHMANN
Formatrice en philosophie à Nouvelle Acropole
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole

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