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Spiritualité

Rûmî et ses maîtres

« J’ai appris que chaque mortel goûtera la mort.
Mais seuls certains goûteront la vie. »

Jalâl al-Dîn Rûmî

Nous célébrons le 750e anniversaire de la mort de Jalâl al-Dîn Mohammad Balkhi, dit Rûmî, (1207-1273) sans aucun doute une des plus grandes voix de la spiritualité universelle. Il est connu dans tout le monde musulman, comme un mystique, sage et poète, fondateur de la célèbre confrérie soufie qui porte son nom, connue en Occident sous le nom de derviches tourneurs.

Jalâl al-Dîn Balkhî, connu comme Mawlânâ (Mevlânâ en turc) qui signifie Maître, et par les Occidentaux sous le nom de Rûmî fut un grand maître spirituel, mais aussi l’un des plus grands poètes de la littérature persane et des mystiques les plus incandescents de la tradition de l’islam spirituel. Sa vie et son itinéraire spirituel sont exceptionnellement bien documentés même s’il est difficile de faire la part des choses entre les faits historiques et la légende.

La première initiation de l’enfance

Rûmi connut trois maîtres essentiels dans sa formation spirituelle. Le premier fut son père, Bahâ al-Dîn Walad (1152 ? – 1231), un éminent savant religieux. C’était un maître soufi célèbre que l’on appelait « sultan des savants ». On dit qu’il possédait, outre des connaissances exotériques, d’autres connaissances qui s’obtiennent, non par l’étude, mais par une expérience intérieure. Mais c’est une dimension qui ne sera révélée à son fils qu’après sa mort. Déjà âgé d’une soixantaine d’années à la naissance de Rûmî, certains disent qu’il avait reconnu la précocité de son fils et c’est pourquoi il l’appela dès l’enfance « Mawlânâ », maître.
Originaire de Balkh (actuel Afghanistan) la famille finit par s’établir à Konya après plusieurs étapes dans ses pérégrinations, où elle s’installa en 1229 en Anatolie, invitée par un sultan seldjoukide, protecteur des sciences, des arts et de la spiritualité soufie. Le père de Rûmî y fut comblé d’honneurs et de marques de respect. Pendant deux ans, il enseigna dans une medersa (école religieuse), jusqu’à sa mort deux ans plus tard, en février 1231.

Le deuxième maître

À la mort de son père, Mawlânâ lui succéda, jusqu’à l’arrivée d’un ancien disciple de son père, Burhân al-Dîn, qui reprit en charge la direction de l’école et devint le maître spirituel de Mawlânâ, jusqu’à sa propre mort, neuf ans plus tard.
Burhân al-Dîn l’envoya poursuivre ses études auprès des savants d’Alep puis à Damas (1232-1237) où il rencontra sans doute le grand savant Ibn Arabî, qui avait déjà croisé avec son père quand il était enfant. Ibn Arabi se serait écrié en le voyant « Louanges à Dieu ! Un océan marche derrière un lac ! ». Rûmî acquit une large culture religieuse, philosophique et littéraire. Il reçut l’autorisation d’enseigner et de statuer sur des questions théologiques.Son initiation au soufisme fut complétée à son retour de Syrie par Burhân al-Dîn, qui lui révéla les écrits de son père. Il passa quelque temps dans la solitude, les exercices spirituels et les mortifications, étudiant le journal spirituel de son père et le commentaire mystique du Coran de son mentor. À la mort de ce dernier, Mawlânâ était devenu un élève accompli, à la fois versé dans les savoirs exotériques, et initié au soufisme.
De 1240 à 1244 il commença donc à enseigner les disciplines traditionnelles (jurisprudence et loi canonique) à Konya et s’occupa de la direction spirituelle d’un large cercle de disciples. À 36 ans, on commence à l’appeler Mawlânâ, notre maître. Son érudition attire à Konya les plus illustres savants du monde dit civilisé. Sa carrière de sage professeur était toute tracée.

La révélation décisive

À l’âge de 37 ans une rencontre capitale allait totalement bouleverser le cours de la vie de Rûmî et le transformer à jamais dans le maître qu’il restera pour la postérité. Le 29 novembre 1244, le derviche errant Shams de Tabrîz vint à Ḳonya et s’installa dans le caravansérail des marchands de sucre. Cette date très précise a été soigneusement notée car elle marque, dans l’itinéraire spirituel de Rûmî, sa deuxième naissance.
Qui était ce derviche, Shams de Tabriz, appelé dans les sources «prince des aimés» et dont le nom signifie « soleil de la religion » ? On dit qu’il avait quitté sa ville natale (Tabriz au Nord-Ouest de l’Iran actuel) dans sa jeunesse et ne s’était plus fixé nulle part, allant de ville en ville et gagnant sa vie tantôt comme précepteur, tantôt comme journalier. Plusieurs sources affirment que le motif de l’errance de Shams était la quête d’un compagnon spirituel qui aurait pu entendre ce qu’il avait à dire. Shams a soixante ans quand il rencontre Rûmî. Plusieurs histoires racontent leur rencontre, mais elles semblent toutes relever de la légende. En effet, le propre fils de Rûmî, Sultân Walad, dans la biographie de son père, mentionne qu’il cherchait un maitre spirituel et ne parle pas de la façon dont ils se sont rencontrés. Dans l’une des versions légendaires, Rûmî était chez lui avec ses disciples lorsque Shams entra, le salua et lui montra ses livres en demandant : « Qu’est-ce que cela ?» Rûmî lui répondit : « Tu ne le sais pas. » Un feu surgit de nulle part et embrasa les livres. Rûmî, effrayé, demanda : « Qu’est-ce que cela ? », et Shams lui répondit : « Tu ne le sais pas. ». Ce récit édificateur tend à transmettre l’idée que si Shams ignore les sciences religieuses exotériques représentées par les livres, Rûmî, lui, ignore l’expérience divine qui anéantit la raison démonstrative et conduit à la véritable connaissance.
Le cheminement mystique de Rûmî commencera par l’effacement de tout ce qui faisait jusqu’ici sa vie et sa gloire. Il va devoir apprendre à distinguer la voie intellectuelle ou doctrine de l’œil, c’est-à-dire la connaissance des choses extérieures, de la voie mystique, ou doctrine du cœur, qui conduit à la connaissance ésotérique de la réalité. « Le philosophe est asservi aux choses perçues par l’intellect ; mais le saint est celui qui chevauche comme un prince sur l’Intellect de l’intellect (l’Intelligence universelle) », écrit-il ainsi dans le Mathnawî (1) son principal ouvrage qui est considéré comme le plus profond commentaire ésotérique du Coran.

À la suite de sa rencontre avec Shams, Rûmî et lui ne se quittent plus pendant seize mois. Shams était un personnage qu’on appellerait aujourd’hui transgressif par rapport au dogme religieux. Il détourna Rûmî des études courantes et des formes de piété approuvées par l’ordre social et les pratiques, et lui donna accès à la musique des sphères, à la contemplation de l’invisible et surtout à l’expérience de la théophanie : pour Rûmi, Shams était une manifestation de Dieu et le moteur de l’élévation à l’amour divin. Ainsi, dans la formation de Rûmî, son père Bahâ al-Dîn, son maître Burhân al-Dîn et son bien-aimé Shams, semblent avoir correspondu aux trois étapes d’un cheminement spirituel : le premier l’instruisit dans les sciences religieuses (étape de la Sharî‘a), le second lui ouvrit les portes du soufisme (Tarîqa), le troisième lui dévoila la Vérité (Haqîqa), c’est-à-dire Dieu.
Tous les poèmes de Rûmî reflètent la quête et l’expérience de l’amour divin. Il écrit dans ses odes mystiques (2) :

L'amour est l'ordre universel, 
Nous sommes un atome ; 
Il est l'océan, nous sommes une goutte. 

Et encore : 
L’amour est un océan infini, dont les cieux ne sont qu’un flocon d’écume. 
Sache que ce sont les vagues de l’Amour, qui font tourner la roue des cieux.  (3).

L'amour ardent de Mawlânâ pour Shams le poussa à négliger ses disciples et sa famille. Ceux-ci jaloux, poussèrent Shams à l’exil, puis après un bref retour, celui-ci disparut définitivement de façon mystérieuse.

Après son départ, Mawlânâ devint plus extatique, exprimant son amour de Dieu et sa joie par la poésie, la musique et la danse (samâ‘) le concert spirituel qu’il instaura comme manifestation spontanée de l’émotion, à tel point que même son fils le jugea immodéré et retrouvant en lui le Shams perdu. Il nous le décrit ainsi :

Jamais il ne cessait un instant d’écouter la musique et de danser
Il ne se reposait ni jour, ni nuit
Il avait été un savant : il devint un poète
Il avait été un ascète : il devint enivré d’amour,
Non du vin du raisin : l’âme illuminée ne boit que le vin de la Lumière.

En fait le maître extérieur et le maître intérieur ne faisaient plus qu’un.
À sa mort, Rûmi laissa une œuvre écrite considérable de plus de 60 000 vers, une communauté de soufis derviches tourneurs qui porte son nom (Mawlawis) et l’image d’un homme que l’amour brûla tout entier. Aujourd’hui, son mausolée à Konya continue d’attirer des visiteurs du monde entier. Chaque 17 décembre on y célèbre la commémoration de sa mort sous le nom de « Nuit de noces » non seulement comme un moment de deuil, mais comme la réunion mystique de l’âme avec le divin après la mort. Les festivités rassemblent des personnes de différentes cultures, religions et régions pour honorer les valeurs de paix, d’amour universel et de transcendance spirituelle que Rûmî a exprimé dans ses poèmes et dans sa vie.

(1 Djalâl-od-Dîn Rûmî, Mathnawî, la quête de l’Absolu, traduction Djamchid Mortazavi et Eva De Vitray-Meyerovitch, Éditions du Rocher, 2014, 2 tomes
(2) Djalâl ad-Dîn Rûmî, Odes mystiques, traduction Eva de Vitray-Meyerovitch et Mohammad Mokri, Éditions du Seuil, 2003
(3) Jalàloddin Rûmi, Soleil du réel : Poèmes d’amour mystique, traduction Christian Jambet, Éditions Imprimerie Nationale, 1999
Isabelle OHMANN
Formatrice en philosophie à Nouvelle Acropole,
auteur de « Dante et le voyage initiatique de la Divine Comédie »
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole

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