Philosophie

« Venise sauvée », de la pesanteur à la grâce

Précédemment (1), Thierry Adda a abordé la philosophie de Simone Weil à la lumière du monde actuel. Aujourd’hui, il évoque les enseignements philosophiques de son œuvre théâtrale inachevée, « Venise sauvée ».

En 1940, Simone Weil écrivit une pièce de théâtre tragique Venise sauvée qu’elle n’aura pas le temps de finir et qui est inspirée du récit historique La Conjuration des Espagnols contre la République de Venise en l’année 1618 de l’abbé de Saint-Réal. « Venise sauvée » est l’une des rares œuvres purement littéraires de Simone Weil. 

Acropolis : Que pensez-vous de l’aspect littéraire de l’œuvre de Simone Weil, « Venise sauvée » et de ses poèmes, au regard de tous ses écrits théoriques ? 

Thierry ADDA : Il y a quelque chose de très beau dans l’audace qu’a eue Simone Weil de créer des personnages, après de si nombreux écrits théoriques, parfois difficiles d’accès pour le grand public. Elle a donné le jour à une œuvre sensible, pour chercher à toucher le plus grand nombre, éveiller d’autres âmes, d’autres consciences qui, par la voie sèche de l’intellect, ne seraient peut-être pas rentrées dans ses profondes préoccupations spirituelles, mais auxquelles elle a donné accès à travers le récit romanesque.

A. : Quelle est l’idée essentielle de « Venise sauvée » ?

T.A. : Venise incarne l’expression la plus pure de la beauté, et la beauté est l’une des manifestations de la grâce, qui permet l’élévation de la conscience humaine. Cette conscience a besoin, au plus profond d’elle-même, de participer d’un enracinement, d’une appartenance. À contrario, la mécanique totalitaire des conspirateurs, mise en scène dans la pièce, est l’expression d’hommes fondamentalement déracinés. Ces hommes sont comme des épaves, comme des objets à la dérive tombés d’un navire et jetés sur la plage par le ressac. La marée de la vie les a amenés à Venise et comme le dit le texte « ils se sont transformés en exilés et en aventuriers par les violences qu’ils ont subies ». Ce sont donc fondamentalement des exilés. Ils ne sont pas de Venise et encore moins d’Espagne. Pour reprendre les mots d’un autre penseur, Hannah Arendt, déracinés, ils sont devenus d’une certaine façon des hommes de masse. Ils n’ont plus d’individualité, parce qu’il y a un lien très fort entre l’individualité, la racine et l’appartenance. C’est là, très précisément le lien entre la trame du récit de Venise sauvée et la beauté de ce qui s’exprime dans le texte très clair et très puissant de L’Enracinement. La possibilité de la résistance face au déracinement !

A. : Quels sont les liens faites-vous entre « L’Enracinement » et « Venise sauvée » ?

T.A. : L’articulation fondamentale que l’on retrouve aussi bien dans Venise sauvée que dans L’enracinement, est le combat entre deux puissances. L’une qui, d’une certaine manière déshumanise, fait perdre à l’homme sa dimension spirituelle, l’animalise, et l’autre, a contrario, qui l’élève et lui permet d’accéder à sa réalité la plus profonde. Dans « Venise sauvée », la puissance de la pesanteur s’exprime par la mécanique terrifiante de la Couronne d’Espagne, qui, à travers la machination des conjurés, cherche à reprendre l’îlot de liberté que symbolise alors Venise. Cette conjuration est la mise en scène du mécanisme à l’œuvre dans tous les totalitarismes. 

A. : Pouvez-vous en dire un peu plus sur la pesanteur ?

T.A. : Simone Weil écrit dans La Pesanteur et la grâce : « Tous les mouvements naturels de l’âme sont régis par des lois analogues à celle de la pesanteur matérielle. La grâce, seule, fait exception. Il faut donc s’attendre à ce que les choses se passent conformément à la pesanteur, sauf intervention du surnaturel. »

Ce qui est « normal » pour Simone Weil est la pesanteur, c’est-à-dire la bêtise, la trahison, la lâcheté et la violence. Et il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps, à moins que la conscience humaine ne touche au surnaturel. Et cela est difficile pour l’humanité, pour l’homme et également pour Jaffier, le héros de la pièce. En résistant à la pesanteur, à la bêtise, à l’aveuglement, au totalitarisme, à l’injustice, l’homme se fond dans une légèreté et une grâce supérieure.

A. : Pouvez-vous en dire un peu plus sur le thème de la résistance abordée par Simone Weil ?

T.A. : Dans son ouvrage Réflexions sur la cause de la liberté et de l’oppression, Simone Weil dit que la résistance est d’abord éthique et individuelle. Pour elle, tout homme qui assume sa vocation spirituelle se doit, dans un tête-à-tête avec la dimension cosmique, de retrouver ce pacte de sa propre dimension spirituelle et de son propre esprit avec l’univers. Ainsi il pourra obéir à un autre besoin fondamental de tout homme, le besoin d’ordre, à l’intérieur de lui-même. Car si, le besoin d’ordre est le premier des besoins de l’âme, c’est aussi parce qu’il est le plus proche de la destinée spirituelle de l’homme.  

Simone Weil explique que tout homme est soumis à bien des obligations contradictoires. Mais que l’important est de savoir si, en faisant croître cette contradiction en soi, on agit en étant fauteur de désordre ou si, au contraire, intégrant les contradictions, on devient producteur d’ordre. Elle écrit : « Le premier besoin de l’âme, le plus proche de sa destinée éternelle, c’est de rendre convergentes les différentes obligations qui nous viennent de l’extérieur. » C’est là toute la contradiction, et en même temps toute la grandeur de Jaffier, le personnage principal de Venise Sauvée

A. : Comment Jaffier va-t-il donc transcender les contradictions ?

T.A. : Au nom de ce principe d’ordre et de contradiction, Jaffier renonce à la conspiration et agit par amour. Dans la pensée de Simone Weil, l’amour, dans sa dimension la plus épurée, la plus noble, la plus transpersonnelle, est la force qui permet à tout homme de dépasser et de transcender les contradictions. 

Jaffier dénonce la conspiration contre la cité, et trahit donc les autres conspirateurs. Il va agir de manière juste selon sa conscience, mais le juste ne reçoit nulle rétribution, et il verra ses compagnons torturés et tués. Le fruit de son action n’est pas un moment de libération et de bonheur mais au contraire un moment de malheur. Et dans la pensée de Simone Weil, apparaît ce thème qui rebute l’esprit de l’homme d’aujourd’hui, l’idée que ce malheur même, est quelque part une forme d’accomplissement de l’âme. 
Ce que vit Jaffier par son renoncement est un accomplissement. 

Derrière le malheur, la terreur, la souffrance qui résultent de sa dénonciation de la conjuration, derrière sa trahison à ses amis et leur mort. Par l’obéissance à ce qui est profondément juste et le renoncement à son attachement, il touche à une dimension supérieure de l’homme.
D’une certaine manière, le malheur, pour Simone Weil est comme elle dit « une merveille de la technique divine pour percer l’âme en son centre. » Par le malheur, l’homme, la créature, a le pouvoir de renoncer en lui-même à quelque chose. Il peut renoncer à son « petit moi humain », à sa volonté égotique pour permettre, d’une certaine manière, au rayonnement spirituel qui l’habite de se manifester. 

A. : Pour Jaffier, assumer les contradictions résulte d’un combat ?

T.A. : Oui. Un combat entre lumière et la pesanteur. Jaffier incarne la force d’échapper à la pesanteur. Il serait naturel qu’il devienne le maître de Venise, que toutes les femmes soient à ses pieds, qu’il ait toutes les richesses du monde, mais précisément, comme Simone Weil le dit dans La Pesanteur et la grâce : « Ne pas exercer tout le pouvoir dont on dispose, c’est supporter le vide. C’est contraire à toutes les lois de la nature. Seule la grâce le peut. Accepter ce vide en soi-même est surnaturel. » C’est ce que fait Jaffier en n’exerçant pas tout son pouvoir. Le vide dont il est question nous fait toucher un bien que nous ne pouvons ni nous représenter ni définir. En fait, ce vide est encore plus plein que tous les pleins. Dans le vide que l’homme parvient à faire en lui-même, c’est Dieu qui peut rentrer.

A. : Vous avez évoqué l’idée d’attention importante pour Simone Weil. Pouvez-vous la définir ?

T.A. : L’attention qu’évoque Simone Weil, c’est l’attention juste, une concentration sur un objet, un apprentissage du réel dans lequel on fait le choix de ne pas se disperser. Cette attention nous relie à la dimension spirituelle qu’il y a en chacun. C’est là le point central de Venise sauvée et tout le parcours de Jaffier. Par son attention, il voit la beauté de Venise, la beauté d’une Dame, et au-delà, la beauté du monde, et encore au-delà, la grâce de toute chose. Et ainsi il renonce à détruire Venise. 
Sur le plan intellectuel, l’attention lui donne le discernement, lui fait éviter l’erreur, le conduit au Juste et lui permet le bon choix. Sur le plan des sentiments, l’attention lui permet de rester fidèle à lui-même. Et sur le plan de l’action, l’attention juste évite ainsi le péché contre l’esprit.

Le déracinement vient de la perte de l’attention. Cette perte peut certes être causée par des maladies politiques, par une éducation dévoyée, un environnement corrompu. Mais il appartient également à chaque homme de se hisser au sommet de lui-même, par la puissance de son attention, afin de renoncer à la pesanteur comme le fit Jaffier. 

(1) Lire l’article paru dans la revue Acropolis N° 336 (janvier 2022), Simone Weil, philosophe en quête d’essentiel
Articles sur Simone Weil parus dans la revue Acropolis :
– N°171 (avril 2001) : Rencontre avec Simone Weil, philosophe de la renaissance intérieure, par Louisette Badie
– N°207 (janvier-février 2009) : Simone Weil et la science
– N°208 (mars-avril 2009)
 . Hommage à Simone Weil, Rencontre avec Monique Broc-Lapeyre, par Louisette Badie
. Simone Weil, philosophe de la renaissance intérieure, par Louisette Badie
– N° 210 (août-novembre 2009),Simone Weil à la Cour Pétral
– N° 212 (février à mai 2010), Simone Weil, une philosophie de civilisation, par Françoise Béchet
– N° 302 (décembre 2018), Simone Weil, éduquer aux besoins de l‘âme, par Françoise Béchet
– N° 316 (mars 2020), Simone Weil, la philosophie grecque, un sujet de réflexion, un exemple de vie par Louisette Badie
Sur internet : www.simoneweil.fr
Propos recueillis par Françoise Béchet
Formatrice de Nouvelle Acropole à Rouen
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole
© Nouvelle Acropole

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