Tous sous emprise ? La philosophie et l’école de la liberté
Avec la vague #MeToo (1), la question de l’emprise est au cœur des débats de société. Dénonçant les violences physiques et psychologiques, visant les femmes, elle s’est finalement emparée de toutes les formes de manipulation et d’abus de pouvoir, au point d’en faire une loi spécifique. Comment la philosophie peut-elle nous aider à déjouer la manipulation et ne pas sombrer dans l’emprise qui nous prive de notre liberté de pensée et d’action ?
Le film Tanguy, décrit avec humour la situation d’un fils, largement trentenaire, qui refuse de couper le cordon et parvient à jouer sur la culpabilité de ses parents pour continuer à squatter chez eux. La difficulté est de distinguer ce qui relève de l’influence ou de la manipulation. Nous savons bien que nous vivons sous influence : de la lune, de la météo, des parents, des amis, des enseignants, des médias, de la publicité, etc.
La manipulation, est une influence qui ne dit pas son nom. Dans le monde des affaires, on appelle trafic d’influence les pratiques commerciales trompeuses. Mais ne pourrait-on pas ranger sous le même label la démarche des influenceurs de tous poils (150 000 en France !) qui jouent sur la corde sensible de nos désirs, de nos peurs, de nos frustrations ou le matraquage idéologique de certains médias qui, sous couvert d’information, nous présentent des faits de manière tendancieuse ?
La liberté de choisir
Essayons de définir notre sujet. Comment se manifeste l’influence ? L’influence donne des directions, que l’on peut suivre ou non, même si cette orientation exerce sur nous un pouvoir réel. Elle peut être bénéfique ou néfaste.
L’éducation n’est-elle pas foncièrement l’exercice d’une influence bénéfique pour « élever » un enfant (ou un adulte) ? C’est à dire l’amener à plus de confiance et d’ouverture, à respecter les limites, à devenir responsable. C’est le cas des parents avec leurs enfants, des mentors avec leurs élèves, des anciens avec des juniors, etc. Ils nous prodiguent des conseils, le plus souvent bienveillants, que l’on peut refuser, mais aussi que l’on se sent parfois obligé de suivre pour diverses raisons, comme les parents de Tanguy. Dans le fond, il est probable que le choix libre soit très rare et que notre sentiment de liberté soit plus vraisemblablement mélangé à de multiples influences conscientes ou inconscientes.
La fabrique de l’emprise
L’emprise, du harcèlement moral à la destruction mentale, se distingue nettement de l’influence, en ce qu’elle n’a aucune intention bienveillante. Elle est une forme de manipulation extrême, qui annihile le discernement jusqu’à asservir la personne consentante dans sa capacité d’action. L’emprise figure désormais dans le code pénal. Comme l’expose Marie-France Hirigoyen, dans le cadre des violences conjugales « se suicider au lieu de rompre et partir, c’est un effet de l’emprise poussée à son paroxysme » (2). La figure emblématique de cette emprise conjugale est le pervers narcissique qui a pour seul mode de relation la prédation.
C’est l’époque qui favoriserait l’émergence des troubles narcissiques : en effet, « notre société capitaliste moderne tournée vers la réussite en fabrique à la chaîne » poursuit Marie-France Hirigoyen. Dans de nombreux cas, on constate des phénomènes de recherche d’appropriation d’une personne, où la culpabilisation s’allie au dénigrement pour générer une soumission. Dans l’entreprise elle-même, « certains systèmes managériaux centrés sur la gestion et pas sur l’humain » (3) s’apparentent au désir de possession, de contrôle des comportements, des choix de vie se rapprochant du phénomène sectaire que l’on caractérise par l’emprise d’une personne sur un groupe.
La fragilité face au risque
Pourquoi sommes-nous des proies faciles pour les pervers et les manipulateurs ? Encore une fois l’époque est mise en cause. Tout d’abord, c’est la mentalité d’assistanat est pointée du doigt. L’assistanat, l’ombre de la solidarité, est un processus qui, à la longue, fragilise celui qui en bénéficie. Il prive l’individu de toute responsabilité et décision autonome dont il lui faudra pourtant assumer les conséquences. Passer de l’assistanat à la dépendance il n’y a qu’un pas, que les abus de pouvoir peuvent transformer en emprise.
L’assistanat va de pair avec la recherche du risque zéro. La peur qui exige toujours plus de garanties mène à la recherche factice de sécurité. Mais, à trop protéger, on prive l’autre de la liberté de vivre ses choix et, paradoxalement, cela engendre un plus grand danger : celui de créer des vulnérabilités internes qui attirent des situations douteuses ou toxiques.
Pas de bourreau sans victime
D’autres soulignent que le harcèlement systémique existe parce que certains l’acceptent voire l’érigent en forme d’identité, comme l’expose Pascal Bruckner, dans son dernier ouvrage « Je souffre donc je suis, portrait de la victime en héros » (4). Les philosophes n’ont pas manqué de se pencher sur ce mécanisme inquiétant. En son temps, la Boétie avait, sur le plan collectif, dénoncé le phénomène de la servitude volontaire qui permettait l’existence des tyrans. De son coté, Hegel explique, dans la dialectique du maître et de l’esclave, que les deux s’alimentent mutuellement et sont interchangeables. C’est-à-dire que la victime va à son tour devenir bourreau.
Possédé par son passé ?
Pour les psychologues, l’emprise prend racine dans une fragilité initiale. « On est sous l’emprise de ce qui a été endommagé par le passé. Ces séquelles créent un terrain propice à être colonisé ; on grandit fragile et vulnérable » (5). Ainsi l’individu insécurisé peut préférer subir la sujétion à la lutte pour son émancipation.
Cependant, comme le développe le philosophe Jean-Jacques Rousseau dans l’Emile (6), si des manques de soin ou des mauvais traitements dans l’enfance vont faire que certains se sentiront « possédés » par les circonstances, d’autres, au contraire, pourront accélérer le développement de nouveaux moyens et une mobilisation de l’intelligence. De fait, il est des adultes qui, malgré des débuts de vie difficiles, ont pourtant construit une vie digne et responsable alors que d’autres, ayant vécu une jeunesse protégée, ont cédé aux sirènes de l’emprise, qu’il s’agisse de drogues ou d’idéologies hors sol. Tout n’est donc pas réductible au passé.
Pour aller encore plus loin, on peut se demander pourquoi certaines personnes, dans les pires conditions, comme les camps d’extermination, ne perdent pas leur humanité et parviennent à dépasser les circonstances comme en témoigne l’exemple lumineux de Etty Hillesum (7). La force morale qui permet de gagner en autonomie et de s’affranchir des dépendances est -elle un don des fées ? Ou peut-elle se cultiver ?
La solitude, amie ou ennemie
Selon le sociologue François Chateauraynaud, « pour que la victime ne bascule pas dans le ressentiment, il lui faut des alliés. […] Il faut aussi apprendre à se connaître dans cette capacité de délibération solitaire. » (8) En premier lieu, il s’agit donc de ne pas s’isoler dans une autonomie factice (« je gère », « je vais m’en sortir seul »), synonyme d’enfermement intérieur.
Les philosophes nous ont prodigué force conseils de choisir un entourage stimulant et bienveillant à la fois, des amis et des maitres qui nous aident à voir, à comprendre, pour orienter nos choix comme peuvent le faire par exemple un bon parent, un bon professeur. Les critères de choix de ces amis et de ces maîtres ? Non pas les discours consensuels ou démagogiques mais l’exemple de leur vie et leurs réalisations et ce qu’ils éveillent en nous. On les reconnait à ce qu’ils nous élèvent et nous font grandir. Mais c’est aussi une liberté intérieure qu’il nous faut développer dans un face à face avec nous-mêmes.
La philosophie pratique, une école de liberté
Depuis l’Antiquité la philosophie appliquée, c’est-à-dire comprise comme mode de vie et pas simple spéculation, a pour objet de conduire l’individu vers l’autonomie. C’est l’aspiration à un idéal de valeurs morales et spirituelles, conjuguée à la pratique des exercices spirituels qui vont, petit à petit, rendre l’individu indépendant des circonstances pour parvenir à suivre le chemin de vie qu’il s’est choisi.
Par une discipline quotidienne de la pensée et des actions, il parviendra à fortifier son jugement et à mieux contrôler ses affects. La pratique du dépassement de soi et la confrontation aux évènements, en assumant une part d’aventure et de risque, transformera la fragilité en force, la vulnérabilité en confiance en soi, et développera la véritable autonomie que les philosophes appelleront liberté intérieure.
Seul l’éveil de cette liberté intérieure et d’une juste affirmation de soi peut efficacement prémunir des déviances de comportement et devenir le fondement de relations humaines authentiques, indispensables à l’épanouissement individuel et collectif. L’éducation philosophique n’est pas une nostalgie romantique. C’est une sérieuse option dans un environnement porteur d’innombrables menaces et qui semble avoir oublié les préceptes immémoriaux de ce qui fonde l’immunité psychologique et morale de l’homme.