L’impératif catégorique de Kant expliqué à ma fille
Kant est peut-être le penseur le plus influent de l’époque des Lumières. Son œuvre parachève le triomphe de la raison sur l’obscurantisme des siècles qui l’ont précédé. Mais cette victoire cache, en vérité, un formidable aveu d’humilité. Avec Kant, c’est l’empire, certes, mais plus encore les limites de la raison qui sont établis. Pour les 300 ans de sa naissance, revenons sur le concept clé de sa morale : l’impératif catégorique.
– Marie, à table !… Marie ?… J’ai dit : à table !… Tu m’entends, Marie ?… Allez, dépêche-toi, le repas est prêt.
– Qu’est-ce qu’on mange ?
– Des raviolis.
– Tu aurais dû le dire ! Si j’avais su que c’était trop bon, je serai venue tout de suite !
Voilà un exemple de raisonnement non kantien vécu avec ma fille de cinq ans. Comme tous les pères, j’ai été confronté à la nature instinctive de mon enfant qui passe à l’action pour un bénéfice immédiat, « c’est bon », plutôt que par principe, « c’est bien ». Mais comme je suis, pour ma part, un père kantien, j’ai su expliquer à ma fille qu’elle doit venir à table quand je le lui demande, quel que soit le plat à manger, et que la prochaine fois d’ailleurs ce sera des brocolis, et qu’elle aura intérêt à venir rapidement !
La morale, dès l’origine
Agir par principe plutôt que par désir personnel est le fondement de toute morale. L’humanité n’a pas attendu Kant pour avancer dans cette voie. Les Dix Commandements de Moïse constituent certainement l’exemple religieux le plus remarquable pour introduire, dans les rapports humains, des règles fixes, inviolables, sur lesquelles reposent la vie en communauté. En Orient, la philosophie du Karma Yoga prêchée par Krishna dans la Bhagavad-Gitâ vise à peu près au même but : une action morale, vertueuse, ne saurait être conditionnée par ses « fruits », c’est-à-dire les avantages matériels qui peuvent en découler. Toutefois, il faut bien admettre qu’il a régné, sur le sujet, une certaine confusion avant que le philosophe allemand ne donne une expression canonique à ce qui fonde l’acte moral : « Agis toujours de telle sorte que le principe de ton action puisse être érigé en loi universelle. » C’est ce que Kant a appelé l’impératif catégorique.
Une révolution en parfaite continuité
Dans l’ensemble, la morale a été, jusqu’à Kant, attachée à la pratique religieuse. Kant reconnaît lui-même que l’humanité balbutiante n’aurait pu s’éduquer avec de solides principes de morale sans le secours de la religion(1). Avec Kant et les philosophes des Lumières commence toutefois une nouvelle ère : la morale peut être fondée en raison, ce qui permettra progressivement à l’humanité de sortir de son état de « tutelle ». Recevoir sa loi de l’extérieur, comme dans une religion, Kant appelle cela « l’hétéronomie », par opposition à l’autonomie de la volonté individuelle fondée sur la raison.
Un seul but : sortir l’homme de son état de tutelle
Mais qu’est-ce que la raison ? – Voilà la grande question existentielle sur laquelle Kant, plus qu’aucun autre philosophe, a apporté ses lumières. Kant a établi pour commencer une distinction essentielle : la raison n’est pas « l’entendement », cet organe de la connaissance qui use de catégories logiques, innées en nous, pour ordonner les informations des sens. La raison est quelque chose de plus : elle est en rapport avec nos finalités de vie. En langue française, pour le moins, la chose est assez claire : lorsque l’on demande à quelqu’un pour quelle raison ?, on veut connaître, non pas les moyens qu’il met en œuvre, mais les finalités qui le poussent à agir de telle ou telle façon.
La raison par elle-même ?
Kant a également mis en évidence l’incapacité de la raison de sortir de son propre cadre pour aborder des questions de sens telle l’origine du monde, l’existence de dieu, l’immortalité de l’âme, la possibilité du libre-arbitre ou le fait que nous puissions comprendre conceptuellement le monde. Ainsi, Kant ne démontre pas ce qu’est la raison ; il le constate. Et, le constatant, il essaye de le caractériser. La raison devient ainsi, avec Kant, une « aspiration à l’universel ». C’est une sorte de désir supérieur, non égoïste, qui nous pousse à agir toujours dans le sens d’une plus grande harmonie, depuis notre point de vue particulier jusqu’à l’universel. Avec l’impératif catégorique, nous sommes invités, devant chacune de nos actions, à nous poser la question : « Et si les autres m’imitaient ? Et si la terre entière m’imitait ? Qu’est-ce qui en résulterait ? Une harmonie ou un chaos ? ». Si le résultat de mon action est harmonieux, alors l’action m’est permise ; autrement, je dois m’abstenir.
Des catégories logiques innées en l’homme
Un être humain peut, en effet, évaluer les conséquences de ses actions grâce aux catégoriques logiques de son entendement. Kant s’est inspiré d’Aristote pour les définir. Il les a appelées « concepts purs de l’entendement ». Encore une fois, Kant ne les démontre pas ; il les identifie par une observation minutieuse. Ce sont les catégories de la quantité, de la qualité, de la relation et de la modalité. Parmi les catégories de la relation se trouve la fameuse catégorie logique de la « causalité ». L’homme est un être moral d’abord parce qu’il est capable de comprendre les mécanismes liant la cause et l’effet. Toutefois, il y a une seconde condition pour s’affirmer en tant qu’être moral : c’est d’être libre.
Pour être moral, il faut avoir le choix
Y aurait-il vraiment une moralité si l’homme pouvait comprendre les mécanismes liant la cause et l’effet, mais sans avoir la capacité d’agir d’une façon ou d’une autre ? Bien sûr que non. La morale suppose d’avoir le choix. Et c’est là que Kant réalise un formidable tour de passe-passe. Ou plutôt : qu’il met en lumière l’un des paradoxes les plus intimes de l’existence humaine. Parce que la liberté n’a rien de « logique » … La logique veut que les mêmes causes aient les mêmes effets, et que les effets des causes à un instant t deviennent les causes des effets à venir, etc. Nos catégories logiques sont fondamentalement déterministes et liberticides. Or nous avons besoin de penser la liberté dans une intention pratique.
La liberté ou rien !
Kant l’explicite clairement dans sa Critique de la raison pratique : on ne peut démontrer la possibilité du libre-arbitre, mais l’on doit, dans une intention pratique, décréter la liberté de l’homme pour fonder la morale. Dès lors, en quoi consiste cette liberté ? – Certainement pas à jouir sans entraves, car ce serait alors confondre la liberté raisonnable des hommes avec la liberté instinctive des bêtes. Non, il y a en nous une autre instance de décision que l’on nomme la raison, et cette raison nous engage à agir par principe selon des lois universelles. Une petite fille doit venir à table quand son père le lui demande et quoi qu’elle ait dans son assiette. En faisant ainsi, elle contribue à l’harmonie du monde – une harmonie où ses préférences culinaires, au final, comptent peu.
Catégorique, mais jusqu’où ?…
Kant a poussé très loin son concept d’impératif catégorique, jusqu’à affirmer que l’on ne doit jamais mentir, même quand des assassins viennent toquer à votre porte pour savoir où se cache votre frère… Cela a donné lieu à de nombreux débats(2). Le mouvement des utilitaristes a consisté à prendre le contrepied de la déontologie kantienne en montrant l’absurdité des conséquences d’une moralité aussi rigoureuse. Qu’a répondu Kant à ces critiques ? – Qu’on ne doit jamais mentir. Jamais. Jamais. Jamais. En aucune circonstance. Et pourquoi ? – Parce qu’ainsi on contribue à l’inexorable éveil de la raison en l’homme. Une moralité rigoureuse peut sembler parfois ridicule, elle n’en demeure pas moins symbolique, c’est-à-dire qu’elle favorise, au-delà de toute considération matérielle, l’avènement d’un monde plus juste et plus beau. Socrate emprisonné pouvait s’enfuir loin d’Athènes, mais il est resté et a bu la ciguë pour obéir aux lois de sa cité. Voilà le geste primordial de la philosophie. Voilà le fond même de la vertu. Kant nous l’a révélé, à l’aube des temps modernes, en des termes précis et lumineux.
– Marie, à table !
– Oui, papa, j’arrive !
– C’est bien ma fille.
– Qu’est-ce qu’on mange ?
– De la ciguë !
– Quoi ?
– Laisse tomber, j’ai fait des pâtes…