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Rencontre avec Jacques Castermane : La voie du Zen, la voie de l’expérience

« Pour l’homme en chemin vers sa vraie nature, tout commence par une expérience. Cette expérience n’est ni orientale ni occidentale, ni bouddhiste ni chrétienne. Elle est un bien commun de l’homme. Il s’agit de l’expérience d’être au cours de laquelle l’homme est touché par le grand étonnement. »
(K.G. Dürckheim)

À l’occasion des Journées mondiales de la philosophie 2024, nous avons rencontré Jacques Castermane qui a longuement partagé avec nous son expérience de la voie du zen.

Revue Acropolis : Merci Jacques Castermane de répondre à nos questions. Vous faites aujourd’hui partie des maîtres silencieux qui savent nous parler si on tend l’oreille. Et vous-même avez été le disciple d’un très grand maître, Karlfried Graf Dürckheim. Que pouvez-vous nous dire sur la relation maître-disciple, car de nos jours ce sont des mots qui peuvent faire peur ?

Jacques Castermane : C’est la relation entre celui qui sait et celui qui ne sait pas. C’est en tout cas la peur que j’avais, parce qu’étant chez Graf Dürckheim depuis quelques mois, j’avais le désir de l’appeler maître, mais cela ne sortait pas. J’avais peur de cela. Et j’ai détourné la question en lui disant : « Pour vous, Graf Dürckheim, quelle est la relation entre le maître et le disciple ? ».
Il a souri et m’a dit : « La différence entre celui qu’on appelle le maître et celui qu’on appelle le disciple, il n’y en a pas. Les deux sont sur le même chemin ». J’étais soulagé. Il a rajouté : « Les deux sont sur le même chemin, mais vous savez, je dois dire que chez celui qu’on appelle le maître, cela se voit déjà un petit peu plus ». 

Revue A. : C’est à son humour que l’on reconnaît un véritable maître ! Pouvez-vous nous en dire plus sur les exercices pratiques dans la voie du zen ?

J.C. : Dürckheim, n’était pas un maître à vivre ni un maître de vie. Un maître zen ne vous dit pas : « tu dois, tu ne dois pas, tu peux, tu ne peux pas ». Un maître zen est un maître de la technique, ce qu’on appellerait exercice. Durckheim proposait à ses disciples un chemin d’expérience et d’exercice. 

Aujourd’hui, nous sommes inondés de chemins d’exercice pour aboutir à des expériences. Ce n’est pas ce que le zen propose. Le zen vous dit : « Rappelle-toi, n’as-tu pas vécu une expérience qui t’a touché, qui t’a bouleversé, qui t’a mis au plus profond de toi-même ? ». Il s’agit de ce moment où l’on ne se pose plus la question du sens de la vie parce que ce que l’on vit donne du sens. Et si cela vous arrive, posez-vous la question : « Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour me remettre en contact avec cette part de moi-même si différente de celle à laquelle je suis habitué ? » Et la réponse, est l’exercice. 

Revue A. : Vous racontez qu’un jour Dürckheim vous a dit : « Le maître a de nombreux élèves, il a un ou deux disciples ». Quelle est la différence entre un élève et un disciple ? 

J.C. : Il y a beaucoup d’élèves et peu de disciples, c’est vrai. La différence entre élève et disciple c’est un rapport d’être à être et non d’ego à ego, un rapport de personne à personne. Et c’est là que se joue cette relation sur une profondeur dont on est toujours conscient soi-même. Une transmission qui d’un côté est orale, ne peut pas être autrement. Mais il faut distinguer ce qu’au Japon, on appelle la « parole idée » et la « parole événement ». Et la relation entre le maître et le disciple est vécue dans la « parole événement ». 

Revue A. : Qu’est-ce qu’une parole événement ?

J.C. : Si je vous dis : « Il y a huit milliards d’êtres humains actuellement sur terre et tous respirent ». Vous n’allez pas me contredire, c’est une « parole idée ».
Pour définir la « parole événement », en ce moment, chacun de vous respire. Et cette action mystérieuse, ce rythme vital vous parle. Elle vous parle, elle donne sens à votre existence. C’est une réponse à la question : « que suis-je ? ». 
Je suis arrivé chez Dürckheim avec une question : « Qui suis-je ? ». Il m’a répondu : « Cela ne m’intéresse pas du tout. Maintenant, vous êtes ici à Rütte pour un certain temps, vous ne devez avoir en tête qu’une seule question : « que suis-je ? » ».

Revue A. : Quelle est la réponse à la question : « Que suis-je ? »

J.C. : La question qui suis-je, c’est ce qui nous différencie tous et, nécessairement, alors nous attire ou nous oppose. Qui suis-je ? Je suis médecin, avocat, chauffeur de taxi, acteur, actrice, légumier… 

Que suis-je ? Quelqu’un qui vit (huit milliards d’êtres humains sont en vie en ce moment). Quelqu’un qui entend, quelqu’un qui voit, quelqu’un qui sent, quelqu’un qui goûte, quelqu’un qui est en contact sensoriel avec la vie, avec le réel, avec le monde. Chez Dürckheim, j’ai appris qu’il y avait deux approches du réel. La première, c’est la pensée. Présentant ce qu’on appelle la philosophie, le mot « pensée » a été prononcé.

La seconde approche, on l’adopte en éliminant la pensée. Il faut éliminer la pensée, se défaire de l’entendement auquel nous sommes tellement attachés pour se glisser dans le fait de sentir. Tous les bébés qui naissent ont une approche du réel à travers la sensation. Ils vivent dans un monde qui n’a pas de nom. Un bébé ne sait même pas que la personne qui vient de le mettre au monde s’appelle maman. Et il est en contact avec elle sensoriellement quasiment depuis la fécondation. Et c’est à cette approche du réel que j’ai eu la chance d’être accompagné par Dürckheim.

Revue A. : En quoi cette approche par la sensation est-elle une approche du réel ?

J.C. : Un jour, Dürckheim, qui était presque aveugle (à l’âge qui est le mien, 90 ans) se promenait avec moi dans la Forêt Noire. Et il fallait vraiment quelqu’un pour l’accompagner, bien qu’il connaisse la promenade par cœur. Et cette fois, c’est moi qui l’accompagnais. C’était une promenade en silence. Être à l’écoute du bruit du ruisseau, de l’eau du ruisseau, des feuilles mortes craquantes sous le pied, du parfum, de ce qu’on appelle les sapins. Arrivé à une clairière. Il s’arrêta et me dit : « Jacques, que voyez-vous là ? ». Je me dis : « mon Dieu, il ne voit plus rien, pour me poser une question pareille ». Enfin, poliment, je lui répondis : « Graf Dürckheim, je vois un arbre magnifique ». Il sourit et me dit : « C’est curieux. Là où vous voyez un arbre, je vois un geste de la vie ».Je vous assure qu’après, la promenade n’était plus la même. C’est cette vision du réel, qui est toujours cachée derrière nos conceptions, derrière les catégories dans lesquelles le philosophe Kant a enfermé le réel. Donc c’était plus qu’une promenade, c’était un enseignement définitif pour ce qui me reste à vivre. 

Revue A. : Autrement dit, l’expérience précède l’exercice. C’est quelque chose que vous rappelez souvent. Le chemin commence-t-il donc par l’expérience ?

J.C. : Tout commence par une expérience, et cette expérience vous touche à un point tel que vous vous rendez compte que c’est votre vraie nature qui s’est révélée. C’est le vrai Soi qui s’est révélé, qui n’a rien à faire avec « qui suis-je », mais qui est le tréfonds de « que suis-je ». 
J’ai vécu une expérience. Ce n’est pas l’expérience mystique bouddhiste ni l’expérience mystique chrétienne, mais l’expérience mystique naturelle, parce qu’il est dans la nature de tout être humain de vivre une telle expérience. 
Cela s’est passé en revenant du Japon où j’ai passé un peu plus d’un mois. Nous étions accompagnés par le maître de thé avec lequel j’ai travaillé la cérémonie du thé pendant des années. Il y avait des portes ouvertes dans de nombreux monastères.

L’expérience qui m’a bouleversé s’est passée dans un avion de la compagnie russe, un Tupolev qui nous ramenait de Tokyo à Rome. En plein vol, voilà que le silence laisse la place à un bruit terrible et à de grandes secousses. Un cri dans la cabine, les hôtesses de l’air sont invisibles, le pilote ne dit rien du tout, l’avion fait des chutes, remonte, redescend et remonte. Je me rappelle avoir serré ma ceinture pour sauver ma peau, un geste vraiment curieux. Et puis je sentais que j’avais de la place pour deux pieds dans chaque chaussure. Vraiment la crispation de l’angoisse. Et je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment, je regarde par le hublot.
Et alors le paradoxe était vraiment extraordinaire. Juste de l’autre côté du hublot, c’était le grand calme, le grand silence. Alors que dans la cabine il y avait des bruits assourdissants, une agitation totale. Et sans savoir pourquoi ni comment, j’étais tout à coup habité à la fois par ce qui faisait peur à tout le monde, et par un calme intérieur incroyable. C’est peut-être la première fois que je pouvais utiliser le mot : « Tiens, cela doit être ça la paix intérieure ». Avec une phrase qui m’est venue, dans un calme plat : « C’est quand même dommage pour mes deux enfants ; ils sont un peu jeunes pour perdre leur père ». Je me suis dit que c’était trop bête et j’étais sûr que c’était la fin. 
Et puis finalement, nous avons a atterri à Moscou. Les voitures de pompiers, les ambulances, roulaient à toute allure à côté de la piste où nous avons atterri. Et puis l’avion s’est arrêté sous les applaudissements. Beaucoup de gens n’ont pas voulu reprendre un autre avion. Moi j’ai repris l’avion qui nous amenait à Rome. C’est le plus beau vol que j’ai jamais fait. J’étais porté par ce calme, par ce bien qui était bien plus qu’un bien-être intérieur. J’étais un être en paix intérieurement. 

Revue A. : Merci pour ce magnifique témoignage ! Qu’avez-vous tiré de cette expérience ?

J.C. : J’ai revu Dürckheim quelques semaines après. Et je me suis dit : « là c’est peut-être la médaille d’argent, la médaille d’or ; je vais lui raconter cette expérience-là. Allons-y ». De fait, on se salue, il me dit : « asseyez-vous ». J’avais envie de parler. Il me fait signe de mettre un doigt devant ma bouche pour m’inviter au silence. Il ferme les yeux. Et me voilà devant lui avec tout mon bagage expérimental qui reste en souffrance. Et tout-à-coup, il lève les yeux et me dit : « Dites-le »Cela m’avait déjà bien refroidi. Et je lui ai raconté mon expérience. Il m’a écouté et il m’a dit : « Oui, au fond c’est une expérience que je peux considérer comme étant assez rare, et d’une intensité assez forte. Alors il est vrai que tu as fait l’expérience du grand calme. Ce calme qui n’est pas le contraire de l’agitation ». En tapant des deux poings sur la table il m’a dit : « Une telle expérience ce n’est encore rien. Maintenant poses-toi la question : « qu’est-ce que je dois faire pour devenir cet homme-là ? » ». Cet autre soi-même qui s’est révélé tout à coup est tout à fait inattendu. « Oui tu as connu un moment de plénitude ; tu t’es senti en ordre comme rarement. Et là encore, dans un ordre qui n’est pas le contraire du désordre. Mais tu dois savoir que ce n’est encore rien. Encore une fois, poses-toi la question : « qu’est-ce que je dois faire pour devenir cet homme-là ? » ». Et il a encore ajouté deux éléments pour me ramener à l’exercice : « Tout commence par une expérience. Et ce qu’on vit vous touche à un tel point que la question vient d’elle-même. Qu’est-ce que je pourrais faire pour me remettre en contact avec ce vrai soi-même qui s’est révélé tout à coup ? ».

Quand vous prenez l’avion, profitez-en, si vous en avez l’occasion, pour admirer le coucher de soleil. Qui parmi vous n’a pas pris le temps de s’arrêter au moment où le soleil se couche. Déjà, le coucher du soleil est subjectif. Le soleil ne se couche pas, vous le savez, c’est la Terre qui tourne. Mais c’est beau cette expression. Le soleil se couche. Et on s’arrête. Pourquoi ? Parce que c’est beau à voir.

Revue A. : Qu’entendez-vous par beau ?

J.C. : Le beau, on peut le voir dans la couleur du ciel, avec les nuages, au bord de la mer, avec les reflets sur l’océan, au pied d’une montagne, avec les reflets sur le sommet. Et c’est vrai. Les nuages, le ciel, la mer… méritent d’être qualifiés de beaux. Mais en réalité, quand je dis : « c’est beau », c’est parce que ma vie intérieure change. C’est cela qui me fait dire que c’est beau. Et puis cela devient magnifique. C’est l’expression qui vous permet de traduire qu’intérieurement, cela bouge encore plus, cela vous touche encore plus. Peut-être que cela vous apaise, ou qu’un sourire naît à la commissure des lèvres. On aimerait rester là et ne plus bouger pendant longtemps. Et voilà encore une expérience mystique, – degré 2 sur l’échelle de Richter –. 

Et, à toutes les personnes qui venaient voir Durckheim, il leur posait la question, question que je reprends également aujourd’hui pour chaque personne qui vient au Centre – : « Quand avez-vous vécu une expérience qui vous a touché, qui vous a bouleversé ? ». Pour une personne, c’est la naissance de son enfant, pour une autre, une promenade en forêt. Pour une autre encore, en écoutant une œuvre musicale, avec l’impression que la musique entre en vous et que vous entrez dans la musique. On ne sait même plus le nom de l’œuvre, le nom de l’auteur, le nom du chef d’orchestre, tous ces objets de la conscience ordinaire ont disparu. Et comme les disent les mélomanes : « Cela m’a transporté. Je me suis senti transporté ». Où ça ? Ailleurs. Mais cet ailleurs, c’est un autre soi-même. Et donc la réponse est toujours la même, je dois faire un exercice. En ce sens, le Japon propose une somme d’exercices dans le domaine artistique et dans le domaine artisanal. Et étonnamment – mais c’était au XIIe siècle –, le domaine martial également. Il y avait trois possibilités de s’engager sur un chemin où, ce qui compte le plus ce n’est pas l’œuvre extérieure, mais c’est l’éveil à l’œuvre qu’on est soi-même et qu’on ne peut pas fabriquer. 

Ce texte est extrait de la conférence que Jacques Castermane a animé à l’école de philosophie Nouvelle Acropole Paris 11. Il sera composé de plusieurs articles, abordant des thèmes de réflexion autour de philosophie du zazen, que pratique jacques Castermane. Dans le premier article, Jacques Castermane explique le sens de la relation de maître à disciple et le chemin qui conduit à l’expérience. 

(1) Karlfried Graf Dürckheim, diplomate, psychothérapeute et philosophe allemand (1896-1988). Il a été initié au bouddhisme zen de l’école Rinzai au Japon et a pratiqué le Kyudo avec le maître Kenran Umeji

Aujourd’hui enseignant zen reconnu, Jacques Castermane est le disciple de Karlfried Graf Dürckheim. Depuis 1981 il propose la Voie tracée par son maître suite à une immersion dans le monde du Zen (1937-1947) : « Le Zen dans ce que cette tradition recèle d’universellement humain ». Il ne s’agit pas d’un chemin à suivre mais d’un chemin qu’il est possible à chacun de tracer par soi-même afin de reprendre contact avec notre état de santé fondamental dont les symptômes sont le calme intérieur, la paix intérieure, la simple joie d’être.
Jacques Castermane s’est initié à la cérémonie du thé et aux arts martiaux tels que l’Aïkido, le Karaté, le tir à l’arc.
Il a publié aux Éditions Albin Michel Le Centre de l’Être en 1992, Garçon, un valium et deux aspirines aux Éditions terre du Ciel en 1994, Les leçons de Graf Durckheimpremiers pas sur le chemin initiatique, aux Éditions du Rocher en 1996, La Sagesse exercée aux Éditions Le Relié en 2013 et récemment, Comment peut-on être Zen, aux Éditions Marabout en 2023, Jacques Castermane ou la sagesse du corps – Zazen et enseignements, aux Éditions Almora en 2023.

Propos recueillis par Lionel NOSJEAN
Formateur à Nouvelle Acropole 
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de l’École de Philosophie Nouvelle Acropole France

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