Boèce et la consolation de la philosophie dans des temps mouvementés

L’adage « L’homme est un animal rationnel » est devenu, ces derniers temps, de plus en plus comique. Notre politique ressemble toujours plus à un théâtre d’inepties grandiloquentes, tandis que le monde s’enfonce davantage dans l’absurdité.
Même dans notre vie personnelle, nous ne trouvons guère de répit, car bon nombre des marqueurs de la réussite ordinaire, tels que fonder une famille, posséder une maison et avoir un emploi stable, semblent davantage échapper à notre contrôle qu’auparavant. Où pourrions-nous alors chercher alors le bonheur et le contentement ?
Anicius Manlius Severinus Boethius (vers 480-524 après J.-C.), plus connu sous le nom de Boèce, est une figure qui nous est très utile pour répondre à cette question. Né après l’effondrement de la civilisation romaine dans une famille aristocratique, il est devenu un érudit qui a traduit une grande partie des œuvres de Platon et d’Aristote en latin, ainsi qu’un homme d’État qui tenta de civiliser le roi ostrogoth Théodoric. Ce dernier fut la cause de sa chute, car le roi paranoïaque soupçonna Boèce, après une vie passée dans l’administration publique, de malversations et le condamna à mort sans tarder.
Consolation de la philosophie
C’est en détention, en attendant son exécution, que Boèce composa son grand ouvrage Consolation de la philosophie, qui continue de fasciner les étudiants en philosophie comme ceux en littérature. « Pour ma part, j’ai été séparé de mes biens, dépouillé de mes fonctions, terni dans ma réputation et puni pour les services que j’ai rendus… C’est ce qui alimente mon cri de lamentation ». C’est ainsi que notre philosophe opprimé ouvre la première partie des Consolations, désespérant de la situation difficile dans laquelle il se trouve en prison, alors qu’il est dans l’attente de sa mort sous la torture.
Mais au travers de ses larmes, Boèce aperçoit une figure aux « yeux brillants » et à l’« énergie infatigable ». Il la reconnaît comme Dame Philosophie qui, voyant l’un de ses disciples dans le désarroi, entreprend de consoler Boèce en lui expliquant, avec son calme majestueux et sa douce raison, la finalité véritable de la vie de l’être humain. « Dans votre état d’esprit actuel, vous n’êtes pas encore en mesure d’affronter les remèdes les plus violents. Pour le moment, je vais donc en appliquer de plus doux, afin que les boursouflures dures où les émotions se sont accumulées puissent s’attendrir sous un attouchement plus chaleureux, et soient prêtes à supporter l’application d’un traitement plus pénible ».
Le rôle de la Fortune dans le bonheur de Boèce
En procédant avec des « remèdes » plus doux, Dame Philosophie diagnostique d’abord la cause de la maladie de Boèce. « Vous avez oublié votre propre identité », dit-elle. Comment cela se fait-il ? Parce que son bonheur est devenu tributaire de sa richesse, de sa réputation, de sa carrière et de sa renommée. Tout cela est sous le contrôle de la Fortune, qui donne ou reprend ces cadeaux selon son caprice. Ainsi, Boèce s’est trouvé désorienté et désespéré lorsque la Fortune a décidé de les lui retirer. Mais, demande Dame Philosophie, puisque c’est dans la nature de la Fortune d’être capricieuse, pourquoi se plaindre si elle agit ainsi ? Et les sages seraient-ils si dépendants de ses faveurs alors qu’elles sont si éphémères ?
Mais « supposons que les dons de la Fortune ne soient pas transitoires et éphémères », propose Dame Philosophie, « qu’y a-t-il en eux que vous ne puissiez jamais posséder, ou qui, lorsque l’on les examine et que l’on les médite, ne soient pas vulgaire ? ». Les personnes qui amassent des richesses cherchent en partie à être autosuffisantes et indépendantes, mais cet objectif est mis à mal par la protection extérieure dont elles ont besoin afin de préserver leur opulence. En outre, les objets que l’on peut acheter avec des richesses, comme les bijoux et les beaux vêtements, ne confèrent aucune vertu supplémentaire à leur propriétaire. Croire que la gloire réside dans la possession de biens inertes dévalorise l’homme en le rabaissant au-dessous du niveau des bêtes.
« Car si tout bien appartenant à un individu a vraiment plus de valeur que la personne à laquelle il appartient, alors, selon vos propres calculs, vous les hommes, vous vous placeriez au-dessous des choses les plus vulgaires quand vous les déclarez être vos biens ». La notoriété est aussi l’un des faux biens de la fortune. Quelle que soit notre renommée, il y aura toujours des limites spatiales et temporelles à ceux qui nous connaissent, et a fortiori à ceux qui nous louent. À un moment ou à un autre sur ces échelles, nous serons relégués dans l’oubli, soulignant ainsi la trivialité de cette recherche. En outre, même la notoriété acquise au mérite ne devrait pas retenir l’attention du philosophe, qui, au contraire, « mesure sa valeur non pas à l’aune des commérages, mais à la lumière de la vérité de la connaissance de soi ».
La précarité du pouvoir
On pourrait en dire autant du pouvoir politique. Quel que soit le pouvoir dont nous disposons, il sera toujours limité. Même si nous dominions le monde entier, nous pourrions toujours mourir de la piqûre d’un insecte. De quel genre de pouvoir s’agit-il lorsqu’une si humble créature peut nous en priver ? Cette précarité fait que les détenteurs du pouvoir vivent souvent dans un état de paranoïa de peur de perdre leur pouvoir. Même ceux qui renoncent au pouvoir ne peuvent échapper à l’emprise de ses conséquences.
Voyez Sénèque, explique Dame Philosophie, qui a tenté d’échapper à sa position de pouvoir en confiant ses richesses à Néron, mais qui n’a pourtant pas pu se soustraire à son exécution. De plus, comme nous pouvons le constater aujourd’hui, les hautes fonctions affichent souvent l’indignité de ceux qui les occupent. Nous devons donc nous rappeler que le pouvoir « ne confère pas de grandeur aux vertus, mais que la vertu confère de la grandeur aux plus hautes fonctions ». Ainsi, le seul pouvoir qui soit digne d’être recherché est le pouvoir sur soi-même. C’est pourquoi, lorsque les sages sont confrontés à l’infortune, ils ne la dédaignent pas, car elle leur donne « l’occasion de donner corps à leur sagesse… »
La vertu (virtus) est ainsi nommée parce qu’elle repose sur la force (vires) de ne pas se laisser vaincre par l’adversité ». Ainsi, les difficultés ne doivent pas seulement être tolérées, mais accueillies par le sage comme une occasion de pratiquer la vertu. En outre, le rappel par la Fortune du caractère misérable des biens mortels nous donne également une opportunité de redécouvrir le véritable bien dans lequel réside le bonheur.
Qu’est-ce que le vrai bonheur ?
Dame Philosophie définit le vrai bonheur comme la perfection qui englobe tous les biens en elle-même. Ce bien véritable contient toutes les choses que les gens recherchent lorsqu’ils pourchassent les faux biens. Par exemple, les gens pourchassent la richesse en pensant qu’elle les rendra libres ou ils cherchent à être rois pour être puissants. Cependant, comme le souligne Dame Philosophie, le bien véritable et parfait ne se trouve pas dans le monde sensible, mais dans le monde éternel de la divinité, « car rien de meilleur que Dieu ne peut être imaginé ». Par conséquent, lorsque nous atteignons le bonheur parfait, nous partageons la divinité de Dieu et, dans ce partage de la divinité, nous satisfaisons le besoin intime et humain de s’unir à quelque chose de plus grand que nous-même. Par conséquent, ceux qui sont vraiment heureux sont ceux qui poursuivent Dieu par la prière, la contemplation des choses éternelles et la culture des vertus.
Prendre de la hauteur
Que devons-nous comprendre de cette philosophie ?
À l’instar de notre époque, Boèce a vécu pendant une période de déclin économique, intellectuel et culturel. Sa Consolation nous montre l’attitude intérieure d’un véritable philosophe face à une telle adversité. C’est à dire qu’en utilisant leurs pouvoirs de raisonnement et d’imagination, les sages sont capables d’envisager les difficultés présentes dans le contexte d’un plus grand ensemble, en élargissant leur champ de vision dans l’espace et dans le temps, et ce faisant, ils sont capables d’accéder et de s’identifier à la beauté et au mystère de l’univers dans son ensemble. Les religieux peuvent appeler ce tout « Dieu », tandis que d’autres peuvent utiliser d’autres noms, mais en nous unifiant avec lui, nous franchissons les murs de la prison du moi fini. Ce faisant, les difficultés actuelles, voire toute une vie de souffrance, peuvent être perçues comme un moment passager qu’il s’agira simplement de traverser.
Le vrai pouvoir : culture de la vertu et de la contemplation
En outre, une telle perspective nous donnera, comme pour Dame Philosophie, la pondération, le courage et la clarté nécessaires pour savoir ce qui doit être valorisé parmi les choses éphémères de la vie quotidienne. Cette contemplation de Dieu, que nous pouvons également considérer comme la Nature ou nos Idéaux, conjuguée à la vie active dans la vertu, a le pouvoir de nous donner la dignité et le contentement intérieur pour naviguer à travers notre époque.
Dans une telle vie, le pouvoir ne provient pas de l’objectif impossible d’essayer de contrôler les choses extérieures, mais de la maîtrise de soi par la culture de la vertu et de la contemplation. Cependant, une telle vie n’est pas facile. Dame Philosophie nous rappelle que « ceux d’entre vous qui sont en voie d’atteindre la vertu n’ont pas parcouru ce sentier simplement pour se vautrer dans le luxe ou pour se languir dans les plaisirs ». Cette remarque semble tout à fait pertinente pour notre époque. De nos jours, nombreux sont ceux qui se sentent impuissants face aux injustices du monde, qu’elles soient personnelles ou politiques. Mais nous devons nous rappeler que c’est ce qu’a dû ressentir Boèce lorsqu’il a été condamné à mort. Pourtant, c’est son nom et sa sagesse qui ont brillé dans les âges futurs, tandis que son oppresseur est depuis longtemps tombé dans l’oubli.
De même, nous devons, à notre époque, tourner notre regard vers notre intériorité pour nous fortifier contre l’adversité ; élever notre regard jusqu’à nos idéaux et nous battre pour être la personne que Dame Philosophie nous réclame d’être afin d’offrir une douce et chaleureuse lueur d’espoir à ceux qui viendront après nous.