Rencontre avec Pascal David philosophe engagé dans la pensée de Simone Weil
À l’occasion de la « Nuit de la Philosophie », organisée en novembre 2021 par l’association Nouvelle Acropole de Lyon, sous l’égide de la «Journée mondiale de la philosophie », Pascal David, jeune philosophe a animé une conférence sur le thème « Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe » (1).
Au cours de cette conférence, Pascal David a présenté la pensée de Simone Weil, jeune philosophe, qui ayant vécu au côté du Général de Gaulle en Angleterre, a imaginé comment vivre dans une période troublée. La revue Acropolis a rencontré Pascal David pour en savoir plus sur sa passion pour Simone Weil.
Revue Acropolis : Vous avez découvert la philosophie de Simone Weil il y a plus de vingt-cinq ans. Qu’est-ce qui vous a amené à découvrir ses écrits dont certains ne sont pas faciles d’accès pour les jeunes ?
Pascal David : J’ai découvert par hasard Simone Weil à dix-huit ans, en janvier 1997, lorsque j’étais en Hypokhâgne. Quelqu’un m’a prêté l’un de ses livres, Attente de Dieu. Ce qui m’a tout de suite intéressé, c’est le ton, un certain style, l’authenticité de sa parole, qui se reconnaît de manière immédiate dans les lettres qui commencent cet ouvrage. Ensuite, c’est la conjonction chez Simone Weil de deux centres d’intérêt qui étaient les miens, et que je n’avais jamais vus associés à un tel point chez un auteur, à savoir d’une part, l’intérêt pour la mystique, la vie spirituelle, pour Jean de Lacroix (2) et d’autre part, l’engagement au service des opprimés. Ces deux choses me préoccupaient déjà dès le lycée et faisaient partie de mon engagement.
M.A.L : Avez-vous eu envie d’en savoir plus sur Simone Weil ?
P.D. : Oui. J’ai lu La Pesanteur et la Grâce, recueil par lequel beaucoup de personnes commencent parce qu’il propose une introduction à la pensée spirituelle de Simone Weil et à sa pratique dans la vie spirituelle. Ensuite j’ai lu un ensemble de recueils publiés par les Éditions Gallimard, dans la collection Espoir, dirigée par Albert Camus, puis les œuvres complètes de Simone Weil, parues régulièrement depuis 1988 – 13 volumes sont parus, 2 restent encore à paraître –. J’ai réalisé mon mémoire de maîtrise sur Le Beau chez Simone Weil, et mon mémoire de DEA, Simone Weil et la métaphysique, qui aborde la notion de personne et d’impersonnel dans sa pensée. Et puis j’ai écrit des livres, je fais partie de l’Association pour l’étude de la pensée de Simone Weil. J’ai été fouiller parmi ses manuscrits conservés dans le fond Simone Weil de la Bibliothèque Nationale de France – lieu où sont archivés la plupart de ses écrits – afin de lire les textes originaux. Cela m’a permis d’éditer trois recueils successifs de textes de Simone Weil aux Éditions Peuple Libre : Désarrois de notre temps et autres fragments sur la guerre, suite aux attentats de 2015 ; Luttons-nous pour la justice. Manuel d’action politique, au moment des élections présidentielles de 2017, pour nourrir le débat intellectuel ; Simone Weil, Un art de vivre par temps de catastrophe, suite à la crise sanitaire et écologique que nous vivons. Ces trois volumes forment un triptyque pour diagnostiquer et affronter notre temps.
M.A.L. : Pourquoi pensez-vous que Simone Weil est une philosophe pour temps de catastrophe ?
P.D. : Oui parce qu’elle a vécu elle-même en temps de catastrophe. Elle est née en 1909, a connu la Grande Guerre de 1914-1918, la montée du nazisme, la Seconde Guerre mondiale 1939-45 et elle est morte pendant cette guerre. Sa pensée s’est d’abord élaborée en temps de guerre. Ensuite, le thème de la guerre est central dans toutes ses œuvres. Simone Weil le dit elle-même : « je vis à une époque où l’on a tout perdu »
M.A.L. : Elle était assez visionnaire. Que dirait-elle aujourd’hui en voyant la crise écologique et la COVID-19 ?
P.D. : En effet, quarante ans avant le rapport Meadows (3), elle a insisté sur les limites de la production à cause de la finitude des ressources naturelles et sur les limites de la croissance. Elle en fait l’analyse dans un ouvrage de 1934 qui s’appelle Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, mais qui est resté inédit jusque dans les années 1950.
M.A.L. : Avez-vous constaté une évolution importante dans sa pensée ?
P.D. : Oui. Par rapport à son expérience spirituelle, en 1934, elle écrit dans un cours au lycée de Roanne : « Ceux qui croient entrer en contact avec Dieu par l’expérience (mystique) commettent une sorte de blasphème. On détruit ainsi le divin. » Autrement dit, le contact avec l’absolu est une contradiction. Par définition l’absolu est absolu, donc on ne peut pas le rencontrer. Elle dit encore : « Je n’avais pas prévu la possibilité de cela, d’un contact réel, de personne à personne, ici-bas, entre un être humain et Dieu ». Elle raconte comment elle a rencontré le Christ lui-même, comment il est descendu et l’a prise. Et son expérience mystique l’amène à reconsidérer ce qu’elle pense de la rencontre possible ou impossible entre un homme et Dieu. Dans sa pensée politique elle a également évolué, entre son œuvre de 1934, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale et son autre grande œuvre l’Enracinement, car le contexte politique a également changé. Une autre grande évolution de sa pensée est une rupture avec le pacifisme. Jusque dans les années 1930, elle est foncièrement pacifiste. Elle pense qu’il faut faire des concessions et donner à Hitler ce qu’il demande, y compris lorsqu’il envahit les Sudètes (4), en pensant qu’il ne faut pas remettre en cause l’équilibre européen pour les Sudètes. Mais d’un coup, radicalement, elle bascule et se plonge dans l’engagement et la guerre. Il n’y a plus de concession possible.
Autre exemple : elle prend en considération la patrie comme un milieu vital, ce qui n’apparaît pas dans ses premiers textes. La patrie est en danger, elle se manifeste dans sa faiblesse, il faut donc la défendre. Simone Weil est plutôt patriote, dans le sens où il faut défendre la patrie mais anti-Étatiste, dans le sens où l’État est toujours un mal, peut-être un mal nécessaire mais un mal.
M.A.L. : Selon vous, en quoi Simone Weil relie-t-elle éthique et politique ?
P.D. : Elle relie éthique et politique dans le sens où la politique et l’État n’ont pas leur fin en eux-mêmes. Sa pensée politique est radicalement opposée par exemple à celle de Jacques Bainville (5) ou à celle de Charles Maurras (6). Pour Simone Weil, si la politique a un sens, elle est au service des individus, de leur salut. Elle doit permettre à chaque individu de se tourner vers le bien. Il ne s’agit pas de penser une France éternelle et un salut de la France, comme le pense l’extrême droite de cette époque et également celle d’aujourd’hui. La politique est un moyen au service de l’éthique.
M.A.L. : En tant que professeur, quelles sont les préoccupations majeures que vous ressentez auprès des jeunes d’aujourd’hui ?
P.D. : Outre ma charge d’enseignement de la philosophie à l’Université catholique de Lyon et les travaux de la chaire sur l’Altérité à la Fondation Maison des sciences de l’Homme (FMSH), à Paris, j’ai enseigné la philosophie pendant douze ans au lycée. Au lycée, on fait comme Socrate à l’Agora d’Athènes, on enseigne la philosophie à des personnes qui ne sont pas destinées à être philosophes et on entre directement dans les questions les plus essentielles de l’existence. La préoccupation des jeunes – un défaut du système éducatif français – est d’avoir des bonnes notes et d’essayer de trouver une orientation pour l’enseignement supérieur. En classe Terminale, ils veulent savoir ce qu’ils veulent faire et qui ils sont. Ensuite ce qui les préoccupe est la situation écologique. Une enquête a montré qu’un peu moins d’un jeune sur deux souffre d’éco-anxiété et à l’idée que peut-être dans un siècle il n’y aura plus d’humains sur terre. Est-ce que la terre sera habitable dans cent ans ?
M.A.L. : Pouvez-vous en dire un peu plus ?
P.D. : L’effondrement de la biodiversité préoccupe de plus en plus les jeunes aujourd’hui. Le problème de manque d’eau et la montée de la température à un niveau mortel à l’horizon 2050 risquent de concerner 60 % de la population mondiale sur un tiers de la surface du globe, selon le rapport du GIEC (7). Dans certains pays riches, l’espérance de vie commence à baisser. En Europe 800.000 personnes meurent de la pollution de l’air par an, à cause de la dégradation de la qualité de l’air. Nous assistons à la sixième extinction mondiale des espèces et cela n’arrive pas si souvent que cela car la dernière extinction mondiale a eu lieu il y a 65 millions d’années avec la disparition des dinosaures.
Aujourd’hui, la question politique est une question géopolitique. C’est-à-dire qu’on ne peut plus penser les conflits politiques comme si les conflits avaient lieu sur un terrain neutre. Aujourd’hui, la terre elle-même provoque des conflits politiques, ce qui est nouveau avec une telle ampleur.
M.A.L. : Cette préoccupation écologique est entre autres le sujet de votre livre « Simone Weil, un art de vivre par temps de catastrophe » ?
P.D. : Absolument. Ce livre explique comment construire un monde habitable pour tous. Il a été écrit à partir des enseignements de Simone Weil, des connaissances scientifiques en écologie, et de la réflexion de philosophes contemporains tels que François Jullien ou Bruno Latour.
M.A.L. : Avez-vous des projets d’éditions ?
P.D. : Oui. 2 livres sont prévus en 2023, Le grondement de la bataille qui est la suite de Simone Weil, l’art de vivre par temps de catastrophe et un autre livre prévu aux Éditions de l’Observatoire.