Lanternes des morts, hommage aux morts ou immortalité de l’âme ?
Dans certains cimetières du Poitou, on rencontre encore d’étranges tours, ressemblant à des fanaux avec des lumières qui brûlent à l’intérieur et que l’on appelle «lanternes des morts». Elles ont plusieurs significations.
La lanterne se présente comme une tour de pierre, mince, surmontée d’un lanterneau ajouré, à toiture pyramidale ou conique, portant une croix en son sommet et dressée sur une plate-forme plus ou moins élevée. Elle est creuse et ajourée en sa partie supérieure. On y introduisait une lampe le plus souvent chargée d’huile qui brûlait jour et nuit, ou seulement à certaines occasions (le jour des morts le 2 novembre) ou encore lorsque le mort était en attente d’être inhumé.
«Cette lueur était introduite, soit – quand le canal d’accession était étroit – par une petite ouverture carrée, disposée à cet effet à la partie inférieure du pilier, d’où la veilleuse était hissée par une poulie jusqu’à son logement, soit – lorsque le fanal funèbre était plus large – par une porte placée à la base du monument, d’où la lampe était montée par un homme grâce à un escalier intérieur ou grâce à des trous disposés en gradins le long de la colonne afin que le grimpeur y pût placer les pieds.» écrit Roland Engerand (1). Une table d’autel accompagnait d’ordinaire les lanternes des morts ; elle était orientée selon les règles édictées par l’Église et servait (sans) doute à des cérémonies funéraires.
Près d’une abbaye ?
Les lanternes des morts se situent essentiellement en Poitou (Haute Vienne), dans l’ancien tracé du duché d’Aquitaine mais également plus rarement en Toscane, Autriche, Tyrol, Bohème. Ces dernières sont en général plus tardives et en bois (XVe et XVIe). «La France est donc l’indiscutable patrie des lanternes des morts… Tout ce rassemblement de monuments funèbres se trouve à peu près exactement contenu dans les limites de l’ancien duché d’Aquitaine, créé après le démembrement féodal survenu à la fin du dixième siècle. Limoges, centre de ce duché, est, en même temps, le centre de rayonnement de ces lueurs mortuaires. Alors, n’est-il pas permis de croire que ces fanaux de pierre étaient une tradition, une coutume de ce duché ? [… ] Enfin j’ai remarqué que, presque toujours, les lanternes des morts s’élevèrent là où se trouvait une abbaye bénédictine. Il y a là, à mon avis, plus qu’une coïncidence. D’autant que, tout justement, la commémoration des morts du 2 novembre est une pratique religieuse qui prit naissance à l’abbaye de Cluny et n’exista longtemps que dans les couvents de l’ordre de Saint-Benoît.» écrit Roland Engerand en 1930 (2).
Détruites au fil du temps, en particulier par le déménagement des cimetières, il en subsiste une vingtaine, essentiellement dans le Poitou. Après les deux guerres mondiales, la coutume revint d’honorer les morts au champ de bataille par ces lanternes éclairées (désormais électrifiées). C’est ainsi que l’on peut voir une lanterne des morts dans le carré militaire du cimetière de la pierre levée à Poitiers (notre photo).
Une protection des morts ?
L’origine de ces monuments est incertaine. Elle se rattache au culte ancestral des morts, déjà du temps des Celtes (jour de Samaïn le 2 novembre, remplacé par la fête des morts chrétienne) puis des Romains où l’on entourait le corps du défunt de torches. Dans l’Antiquité, le feu mortuaire avait la fonction sacrée d’affirmer l’immortalité de l’âme qui, telle une lumière s’envolait vers le ciel au moment du trépas. La lanterne des morts constituait symboliquement un guide dans les ténèbres de l’autre-monde que le défunt devait à présent affronter. Selon Roland Engerand, «Les premiers chrétiens ne firent qu’imiter les païens en plaçant des lampes dans les tombeaux et en allumant des cierges autour des morts… Et le geste pieux de ces paysans de Haute-Saône qui, aujourd’hui encore, disposent au soir de la Toussaint une lumière devant chaque tombe de leur cimetière, rejoint, au plus lointain des âges, l’appel formulé sur une tombe païenne des premiers siècles de notre ère : « »Qu’on veuille bien prendre soin d’entretenir, d’orner, de couronner la statue de ce défunt et celle de son épouse et qu’on y allume des cierges ».»
Désireuse d’éradiquer le paganisme, l’Église, au concile d’Elvire en Espagne (vers 325), interdit d’allumer des feux dans les cimetières, appuyant cette décision sur le caractère de superstition dont s’enveloppait cette coutume. Mais l’interdiction ne fut pas respectée et, comme à maintes reprises, fut christianisée, le cierge devenant un support du dogme chrétien. C’est ainsi que saint Jérôme souligne : «On allume des cierges près du corps des défunts pour signifier qu’ils sont morts illuminés des clartés de la foi et qu’ils resplendissent maintenant dans la gloire de la céleste patrie.» C’est donc pour attirer la protection divine sur les morts ensevelis et pour leur valoir des prières que l’on allumait des feux dans les cimetières.
C’est au Moyen-Âge que le cierge individuel est remplacé par une lanterne collective, à partir des XIIe et XIIIe siècles, appelée, suivant les provinces, fanal funéraire, tournière, lampier, lanterne des morts… Plusieurs auteurs en expliquent le sens. Pierre de Cluny (3), surnommé le Vénérable (première moitié du XIIe siècle), écrit : «C’est par respect pour les morts qui reposent dans le cimetière que cette lumière est entretenue.» Peu après, en 1187, Guillaume de Tournon ajoute que ces lampes «rappellent et symbolisent l’immortalité de l’âme». Et d’autres textes nous précisent que ces monuments constituaient un moyen d’obtenir auprès du Souverain Juge le salut éternel des gisants d’alentour en demandant à la lueur incessamment entretenue « d’éclairer dans les voies éternelles les âmes des trépassés »».
Affirmation de l’immortalité de l’âme, hommage aux morts, rappel des morts aux vivants, telle est la triple signification de ces lanternes funéraires. La flamme qui brûle perpétuellement, de nos jours, sur la tombe du Soldat inconnu en a, semble-t-il, repris le sens.