Philippe de Champaigne
L’âme humaine séduite par les mystères de l’absolu
Philippe de Champaigne fut le peintre du jansénisme par excellence et un portraitiste de premier ordre. Ses œuvres parlent des grandeurs de l’homme comme de ses petitesses. Il toucha la perfection avec la splendeur de ses paysages, d’influence flamande et de ses visages psychologiques, impénétrables.
Peintre du XVIIe siècle, Philippe de Champaigne (1602-1674) passe pour être l’un des grands artistes du classicisme français.
Dans toute son œuvre, le sacré est rendu accessible à l’homme simple. Son art offre à celui-ci la plus claire expression de ses préoccupations spirituelles. De plus en plus s’accusa chez lui sa volonté de donner un caractère d’évidence au surnaturel. En ce sens, sa peinture rejoint celle des icônes de la religion orthodoxe car, comme ces dernières, elle vise à rendre aussi accessible que possible au commun des mortels l’essence spirituelle des mystères chrétiens.
L’héritage flamand
Philippe de Champaigne est né à Bruxelles en 1601 et, à l’école de l’art flamand, (1) il devait faire son apprentissage. C’est d’abord en manifestant son intérêt pour les paysages qu’il allait s’initier à la peinture. Parmi les tableaux de cette catégorie nous restant, on observe que l’artiste a surtout retenu de la tradition flamande, le don d’observation de la réalité, le goût du détail vrai et familier conférant à son art un air de véracité et d’exactitude.
Mais notre peintre saura se démarquer de sa formation d’origine et donner à ses réalisations la marque de sa personnalité.
En premier lieu, il compensera le caractère descriptif et décoratif des tableaux flamands par une volonté d’unité, montrant la religion comme un phénomène vécu. Le lyrisme, si cher aux artistes flamands, sera absent chez Philippe de Champaigne et l’on cherchera en vain dans ses paysages des personnages mythologiques. L’exaltation des sentiments personnels n’intéresse pas notre artiste qui veut que la créature s’efface et témoigne de son humilité. Il n’admettra que des personnages sacrés dans ses représentations de la nature. Le paysage « »figure » un thème de spiritualité et d’ascèse dont les plaisirs du regard sur le tableau porte les puissances de transformation de l’âme et les douceurs des consolations de la grâce» (2).
L’une de ses œuvres Paysage avec les aveugles de Jéricho, montre ce tour d’esprit. La toile représente un épisode de l’évangile selon St Mathieu racontant le miracle de trois aveugles guéris par le Christ. Suivi par une foule impressionnante, celui-ci s’est arrêté au milieu du chemin dominant Jéricho, tandis qu’au premier plan ses disciples continuent leur route. Les deux aveugles sont confinés au loin à gauche, le Christ commence seulement à tendre la main vers eux. On suit la foule qui monte dans la montagne derrière le Sauveur. Au-delà à droite, s’étend la ville de Jéricho dominée par un monastère. Évanescente, cette partie du paysage dégage une impression de dignité et de majesté. Elle donne son sens au miracle opéré par le Christ en suggérant une présence cachée et incommensurable. En fait, le prodige est seulement sur le point de se produire. C’est une différence qui existe avec l’art de Poussin (3), lequel intégrait l’architecture dans ses sites. Chez Philippe de Champaigne, ce caractère humain est dépassé pour montrer l’homme, confiant et serein, subjugué par la puissance divine.
Ce qui se passe à l’intérieur de l’homme, notre artiste ne le sait pas, car seul compte pour lui ce qui se passe sur cette terre, un souci qui fera de lui le peintre du recueillement et de la méditation. La foi seule rend possible les miracles ; le Christ sera toujours avec nous si on a une foi suffisante, c’est le sens de l’œuvre.
Au service des grands
Arrivé à Paris, Philippe de Champaigne va être le peintre de Marie de Médicis avant de travailler pour Richelieu et Louis XIII. Cela l’obligera à accepter les règles du jeu consistant à mettre en valeur leur rôle social.
Le pouvoir favorise alors la vie religieuse issue de la contre-réforme. L’influence d’illustres personnalités comme Sainte Thérèse d’Avila et le cardinal de Bérulle (4) va être déterminante dans le tour mystique pris par l’œuvre de l’artiste. «Supposez […] que nous ayons dans une boîte d’or une pierre précieuse d’une valeur et d’une vertu admirable […]. Nous savons avec certitude qu’elle est là, quoique nous ne l’ayons jamais vue. Toute invisible qu’elle est, nous ne laissons pas de sentir son pouvoir sur nous» (5) disait Thérèse.
Dans l’art du portrait, notre peintre donnera corps à ses convictions spirituelles.
Au-delà de la volonté de ressemblance, il a voulu rendre la vérité de l’être représenté. Tel est le génie de Philippe de Champaigne qui sait conférer aux êtres une dimension monumentale, estimant que l’essence individuelle qu’il a pour tâche de rendre visible correspond à l’image de Dieu gravée en l’âme de chacun. «Champaigne […] retrouve, à l’intérieur de la mystique d’anéantissement de Bérulle, la fondamentale définition du portrait en général, mais portée à son extrême point de conscience, sous la forme d’un règlement religieux de la portraiture» (6).
Ce moyen terme entre ordre spirituel et ordre temporel, l’artiste a tenté de le mettre en scène en réalisant le portrait du cardinal de Richelieu. Dans celui-ci, prenant le tableau par le bas pour mieux grandir le personnage, Philippe de Champaigne oriente le regard du spectateur vers la tête, véritable condensé d’énergie, présentant un visage tracé en lames de couteau. Celui-ci exprime une maitrise des sentiments qui doit caractériser par excellence le chef, l’apanage de l’être qui exerce de hautes responsabilités. En contraste avec le rouge flamboyant de sa robe, la simplicité de sa physionomie n’en rend que plus forte l’impression de puissance émanée du personnage. «Ainsi la figure se trouve-t-elle installée dans une représentation transcendante à tout temps ou espaces empiriques» (7). C’est la méditation sur l’homme recherchée par le peintre, un souci pour lui inséparable de sa dépendance envers le Tout-Puissant.
La fascination pour Port-Royal
C’est en 1638 que Philippe de Champaigne entre en relation avec les représentants de l’abbaye de Port-Royal, centre du jansénisme (8). L’intérêt éprouvé envers celui-ci ne pouvait que donner de nouveaux aliments à sa quête spirituelle.
Les jansénistes, sous l’influence des idées de Calvin et de Luther, voulaient revaloriser l’importance de la Grâce. Par la foi seule, non par ses actions bienfaisantes, l’homme pouvait se sauver. «Cet amour et cette Grâce se forment d’ordinaire peu à peu dans le cœur de l’homme, comme la lumière croit d’ordinaire peu à peu […], mais quelquefois il plaît à Dieu de former cet amour en peu de temps et en un instant comme dans le bon larron, dans le paralytique à qui Dieu remit ses pêchés avant peut-être qu’il y eut pensé» (9) disait Saint-Cyran (10), chantre du jansénisme.
Les subtiles controverses religieuses intéressaient peu le peintre, lequel pouvait représenter aussi bien un homme de religion comme Saint-Cyran, qu’un homme d’Etat comme Richelieu. Mais des uns aux autres existait toujours chez lui le désir de rattacher à l’Être sa vision de la singularité individuelle.
Ce sentiment de la présence divine devait être éprouvé par lui à l’occasion d’un fort pénible évènement. Sa fille Catherine, élevé à Port-Royal, fut en effet atteinte d’un mal entraînant une paralysie partielle de son corps. La Mère Agnès, supérieure de l’abbaye de Port-Royal, ayant décidé une neuvaine en faveur de sa guérison, sa maladie disparut subitement. Comprenant que Dieu, par une Grâce spéciale, s’était penché sur sa fille, l’artiste décida d’immortaliser le miracle en tentant de l’exprimer sur une toile. Ainsi fut créé en 1662 L’ex-voto.
Avant le miracle, saisir l’insaisissable
Sont représentées deux sœurs, l’une âgée, l’autre jeune. La première est Mère Agnès à genoux en train de prier pour la guérison de Catherine de sainte-Suzanne, la jeune sœur étendue à côté sur un lit et qui a elle aussi les mains jointes. On remarque la simplicité du lieu, théâtre du miracle.
Le peintre a montré la mère Agnès communiquant sa certitude. Quant à la jeune malade, cet état est encore dépassé : elle ne croit pas, elle sait. La Grâce est inscrite dans son corps, elle sait qu’elle guérira. Sur les deux visages se lisent la reconnaissance, l’humilité, et surtout une joie sous-jacente. Plutôt que de représenter les religieuses après que le miracle se soit produit, l’artiste a choisi de les peindre dans ce moment hors du temps et de l’espace où la Grâce est insaisissable. Comme dans le paysage montrant le Christ et les trois aveugles, le miracle est seulement sur le point de survenir. Telle est l’expression du sacré en nous, manifesté par la foi. La promesse suffit ; est montrée l’espérance.
Ce que Jean Racine (11) a voulu exprimer en littérature, Philippe de Champaigne, avec la même économie de moyen, l’a réalisé en peinture. Son art s’adresse, non aux sens ou à l’intelligence, mais à l’âme, car, qu’on le veuille ou non, il est incontestable que celle-ci existe.