ArtsRevue

Abélard et Héloïse : Bien plus que des lettres à Héloïse

Abélard est l’un des plus grands penseurs, dialecticiens et théologiens du XIIe siècle. Ceux qui ne le connaissent pas l’associent à Héloïse et aux célèbres lettres d’amour qu’ils ont échangées. Pourtant son œuvre fut très importante pour la philosophie de son époque et la suivante, car son apport a brisé des cadres de pensée et produit des influences décisives.

Il est triste que Pierre Abélard (1079 -1142), ou Abélard tout court comme on l’appelle souvent, soit principalement connu comme le protagoniste d’une vulgaire romance, alors qu’en son temps il fut avant tout célèbre comme philosophe. Héloïse est un chapitre, et pas le plus important, de sa vie de chercheur de vérité.

Une histoire romantique

Le mythe de leur histoire romanesque est qu’elle était abbesse et lui moine, que la famille de la jeune fille n’était pas d’accord avec ces amours et qu’il y eut un règlement de compte dont le marié fut la victime. Mais ces détails qui enjolivent l’histoire ne correspondent pas tout à fait à la vérité, puisque ni l’un ni l’autre n’avaient prononcé de vœux monastiques lorsqu’ils eurent des relations, ni ne les rompirent après les avoir prononcés.

Abélard nous offre l’image d’un intellectuel original et indépendant, provocateur et innovant et par conséquent peu commode. C’est un maître lucide qui utilise la logique de manière perspicace. Selon Pauline Guizot (1), il fut le représentant de l’émancipation intellectuelle du XIIe siècle, un concept lourd de sens, puisqu’il implique l’abandon des canons de pensée établis et l’ouverture de nouvelles voies de compréhension, ou du moins de nouvelles façons de les emprunter.

Ses premières années

Nous pouvons reconstituer la trajectoire de la vie d’Abélard et les principaux traits de son caractère grâce à son Histoire de mes calamités, ainsi que les données extraites de la correspondance avec Héloïse. Ils nous apprennent qu’il naquit dans une famille de militaires, dans un village de la Bretagne française. Sa formation commence par l’étude des sept arts libéraux : le trivium (grammaire, rhétorique et dialectique, qui comprend la langue et la littérature latines) et le quadrivium : géométrie, arithmétique, astronomie et musique.

Il arrive à Paris à l’âge de vingt ans, dans un monde d’étudiants et de professeurs, avec l’assurance de la jeunesse, conscient de son talent et désireux de se faire une réputation. Il était aguerri à la discussion, solide et subtil dans l’argumentation, élégant dans la diction et libre de toute entrave pour l’improvisation.

Être étudiant au XIIe siècle, c’était pratiquer la dialectique. Avec elle on apprenait et on enseignait à utiliser la raison dans la recherche de la vérité. Un penseur solitaire peut utiliser la logique, mais la dialectique implique la conversation, l’échange, la discussion. Ses premiers adversaires dialectiques furent ses propres professeurs. Sa façon de se conduire était d’interrompre, d’argumenter, d’agacer et d’exaspérer avec sa logique, provoquant ainsi à la fois enthousiasme et colère.
Mais replaçons-nous dans les conditions dans lesquelles se déroulait l’enseignement à l’époque d’Abélard. L’enseignement était une recherche et la recherche se répercutait sur l’enseignement. L’étude du texte soulève des questions et la quaestio entraîne la discussion, la contradiction, qui font partie des exercices scolaires. Maître et élèves discutent entre eux. Les prouesses d’Abélard firent rapidement de lui un maître et les élèves commencèrent à affluer vers lui. Sa réputation de dialecticien se répandit comme une traînée de poudre.

Abélard avait d’extraordinaires aptitudes pour l’enseignement, il était tranquille, droit et enclin à la vérité et à la simplicité. Il souhaitait ouvrir la voie non seulement à ceux qui suivaient ses traces, mais aussi à ceux qui aspiraient à le devancer et c’était là la nouveauté : Abélard transmettait la vocation d’être libre penseur, soumis uniquement à la raison.
Déjà célèbre, il rend visite à ses parents lorsqu’ils entrent tous deux dans la vie monastique et il décide d’étudier la théologie. Il rencontre alors le maître le plus autorisé en la matière, Anselme de Laon, mais Abélard est déçu : « Il était merveilleux aux yeux de ceux qui le voyaient, mais nul pour ceux qui l’interrogeaient. Il avait une maîtrise admirable des mots, mais son contenu […] manquait de raisonnements. En allumant le feu, il remplissait la maison de fumée, mais ne l’éclairait pas de sa lumière ».

À la suite d’une plaisanterie entre étudiants, Abélard accepte le défi d’expliquer un passage du livre d’Ézéchiel en disposant seulement de la Bible et d’un commentaire. Après une nuit d’étude, il improvise sa première leçon qui s’avère brillante et devient un maître de la science parmi les sciences. Ce faisant, il se fait un ennemi d’Anselme, qui lui interdit de continuer à enseigner.

Il rentre à Paris avec les honneurs de la victoire. Il n’avait plus d’égal. Il était le maître le plus renommé, tant en dialectique qu’en théologie, attirant plus de cinq mille disciples, dont certains venus d’autres pays. Paris s’impose comme la Ville des Lettres. Séduisant et éloquent, Abélard connaît la gloire et la richesse.

Héloïse

C’est là qu’entre en scène Héloïse qui suscitait également l’admiration car, adolescente, elle faisait preuve d’une capacité d’étude rare, inhabituelle chez les femmes ordinaires. Son oncle Fulbert, chanoine de Paris, l’accueille dans sa maison et facilite son éducation. Abélard, qui vivait en pension sous le même toit, s’éprend d’elle et ils deviennent amants en secret.

Lorsqu’il apprend qu’Héloïse allait être mère, sans qu’aucun des deux ne s’en émeuve, Abélard l’envoie dans son village natal où naît leur fils Astrolabe. Il faut rappeler qu’à l’époque les bâtards étaient élevés dans la famille paternelle en toute connaissance de cause. Abélard lui proposa de l’épouser secrètement, mais elle ne voulut pas, pour ne pas nuire à la future carrière de son amant. Abélard était un clerc (ce qui, dans la terminologie de l’époque signifie seulement « lettré ») ; il était également chanoine et avait le droit de se marier.

Pour Fulbert, la réparation du sentiment de trahison devait être publique, puisque l’affront était public. Abélard pousse alors Héloïse à entrer dans un couvent et son oncle provoque le drame qu’Abélard lui-même raconte sans ambages : « remplis d’indignation, ils me coupèrent les parties du corps avec lesquelles j’avais commis ce dont ils se plaignaient ». En d’autres termes, ils le castrèrent. Bientôt, cet évènement sera connu dans tout l’Occident, du moins dans les grands centres d’enseignement. Abélard, lorsqu’il évoque ce souvenir, assure que la douleur physique lui fut plus supportable que le coup porté à son orgueil. Ce fut la fin d’une histoire d’amour qui dura deux ou trois ans.

Premiers écrits théologiques

Abélard oblige Héloïse à devenir moniale contre sa volonté, à l’abbaye d’Argenteuil et lui-même embrasse la vie monastique à l’abbaye de Saint-Denis. Il y dénonce les désordres de la vie mondaine des moines, trop relâchée et trop peu consacrée à la recherche de la vertu. Sous la pression des étudiants, avides des riches discussions de leur maître, Abélard reprend l’enseignement au prieuré de Maisoncelles-en-Brie. Commence alors une période féconde et difficile au cours de laquelle il élabore sa méthode et rédige ses principales œuvres. Il accumule des données et des textes de la Bible et des Pères de l’Eglise avec lesquels il compose son premier ouvrage, Sic et non.
La polémique, publique et notoire, commença avec son traité De unitate et trinitate divina. Son approche était celle d’un croyant sincère, soucieux d’exposer l’objet de la foi et non de le mettre en doute. Il cherchait à établir devant ses étudiants que Dieu est Un en trois personnes. En réalité, il n’y a aucun écrit de recherche à caractère spirituel qui n’aborde pas le même sujet d’une manière ou d’une autre. Les disciples d’Abélard lui avaient demandé des arguments philosophiques pour satisfaire la raison, le suppliant de leur apprendre à le comprendre et non à répéter ce qu’il disait.

Mais au concile de Soissons, en 1121, Abélard fut condamné sans avoir été entendu, tant on craignait les puissants effets de sa logique. Il se rendit avec confiance au concile avec l’ouvrage contesté, pensant y aller en orateur pour défendre sa thèse et la confronter à celle des autres et, au lieu de cela, sans aucun examen, il fut contraint de jeter son livre dans les flammes de ses propres mains, ce qui l’humilia profondément. À l’annonce de cette nouvelle, l’indignation populaire fut telle que, quelques jours plus tard, sa condamnation fut annulée.

En quatre ans, il était passé du sommet de la gloire au comble de l’humiliation. Il avait obtenu la chaire qu’il convoitait, l’amour qu’il désirait et voilà qu’il était contraint de renoncer à être un homme et de brûler lui-même ce qu’il avait enseigné.

Article extrait de la Revue de Nouvelle Acropole Espagne, Sphynx  N°146 mars 2025 et traduit par Michèle Morize
Esmeralda MERINO
Nouvelle Acropole Espagne
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de l’école de philosophie Nouvelle Acropole France

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page