Histoire

Après la Libération (2)

 La Libération, comme il a été vu dans le dernier épisode de « Raconte grand-mère », n’est pas seulement la libération du pays de l’occupation allemande mais le retour des soldats de captivité et leur reprise de la vie quotidienne.

La première chose dont je me souviens est le retour de mon oncle Jean de la guerre, après la Libération.

Retour de captivité

Mon oncle Jean, le frère de mon père, avait vingt ans de plus que moi. Vingt et un pour être exact, puisqu’il était né en juin 1916 et moi-même en septembre 1937.

Durant ma petite enfance, il fut pour moi un personnage inconnu et mystérieux. Je n’avais aucun souvenir de lui. Parti au service militaire en 1937, mobilisé immédiatement après à la déclaration de guerre en 1939, il fut fait prisonnier à Dunkerque, après la défaite de l’armée française, et conduit en Allemagne.

J’entendais parler de lui par mes parents et ma grand-mère —sa mère et celle de mon père. Mes souvenirs portent sur les paquets qu’on lui expédiait, ce qu’il convenait ou non de mettre dedans, le risque, toujours très important, qu’ils ne lui parviennent pas, le fait qu’on ne pouvait lui envoyer ce qu’on aurait souhaité pour améliorer son ordinaire, les rares lettres que ma grand-mère recevait irrégulièrement de lui.

Je me souviens de la première fois où je l’ai vu, en 1945, à son retour de captivité, après huit années d’absence (deux années de service miliaire, une année de guerre, cinq années de captivité), paré à mes yeux du halo mystérieux d’un être à mi-chemin entre la réalité et la fiction.

J’ai sept ans. Nous nous sommes rendus en famille, avec mes parents et mes trois frères – qui ont respectivement, huit, cinq et demi et trois ans – pour l’accueillir, à la gare du Grand-Lucé. Il arrive du Mans, où réside ma grand-mère paternelle, par le petit train à vapeur qui mettait une heure à faire les 28 km qui nous séparaient de la ville, et dont il fallait parfois descendre, pour lui permettre de venir à bout d’une montée qu’il n’arrivait pas à gravir quand il était trop chargé.

Il avait 28 ans, était plus jeune que mon père qui avait neuf ans de plus que lui. Il parle et rit fort, est très gai, un peu brusque, plein d’allant et d’énergie. Il me prend fougueusement dans ses bras. J’ai un peu peur mais suis séduite d’emblée.

Le mouchoir

Mes souvenirs suivants sont liés au récit fait par ma mère à mon père d’une anecdote que lui rapporta ma grand-mère. Le premier dimanche qui suivit son retour, après l’avoir envoyé chez le coiffeur et l’avoir habillé de neuf de pied en cap, elle l’emmena à la messe dominicale, selon une tradition immuable dans une famille très croyante et pratiquante. Heureuse et fière de présenter à ses amis et connaissances son fils revenu sain et sauf après tant d’années d’absence et d’inquiétude. Ils étaient en grande conversation avec un monsieur qui, dans mon souvenir, apparaît comme un personnage important et particulièrement respectable lorsque, soudain, tonton Jean (c’est ainsi que je l’ai appelé toute sa vie) se moucha énergiquement avec le pouce et l‘index qu’il secoua non moins énergiquement vers le sol pour les débarrasser de sa morve. Il avait oublié ce qu’était un mouchoir, luxe inconnu d’un prisonnier de guerre. Ma grand-mère eut du mal à s’en remettre.

Mon premier bal

Mon souvenir suivant se situe toujours au Grand-Lucé. C’était la fête au village et le soir il y eut bal au « Moulin Rouge ». Ainsi s’appelait la salle de danse, toute de bois, qu’on montait et démontait sur les places, de village en village, au gré des bals populaires. Mon oncle m’y conduit, malgré les remarques de mes parents qui trouvent incongru d’emmener au bal une petite fille de sept ans et demi. Je me rappelle : nous sommes sur le parquet, immense, entourés, à perte de vue, de couples qui tournent et dont je ne vois que les jambes qui s’agitent. Mon oncle, que sa mère n’avait pas eu le loisir d’habiller, est le seul homme en short, tenue courante à l’époque pour les hommes pendant la belle saison mais inusitée pour une telle sortie. J’ai le nez à hauteur de ses genoux poilus et il me fait virevolter sur la piste glissante. Impressionnée et ravie, je vis un conte de fées. Mon oncle rit, de son rire si caractéristique, en pouffant bruyamment. Soudain, il me prend par les deux mains et me fait tournoyer autour de lui comme un avion. J’ai un instant de doute. Est-ce bien en accord avec la dignité et la considération dont il a fait preuve lorsqu’il m’a invitée à l’accompagner au bal ou me traite-il, comme je le suis d’habitude par tous les adultes, en simple petite fille ?

Souvenirs de captivité

Tout au long de sa vie, marqué par ces huit années, il a aimé nous raconter ce qu’il avait vécu pendant cette période. Il fit trois tentatives d’évasion, fut repris deux fois. Lors de la dernière, il réussit à rejoindre les troupes américaines arrivées en Allemagne. Deux épisodes dans ce qu’il me rapporta m’ont particulièrement touchée.

• Son séjour en Saxe, dans l’est de l’Allemagne

Son séjour en Saxe, dans l’est de l’Allemagne, dans une ferme où il avait été affecté comme prisonnier en tant qu’ouvrier agricole, en remplacement des jeunes hommes de la région, tous envoyés au front. Il travaillait essentiellement dans les bois comme bûcheron. Il abattait les arbres à la hache et avait comme compagnons de travail deux puissants chevaux de trait qui transportaient les arbres abattus. Il décrivait si bien les hivers rigoureux dans la forêt sous la neige que j’en ai des images dans la tête comme si j’avais été sur place. Il y mena la vie rude et austère des ruraux de la région, sans manger toujours à sa faim et y perdit toutes ses dents. Je ne l’ai connu qu’avec un dentier mais aussi avec une musculature à toute épreuve. Il avait les mains si calleuses, disait-il, qu’il pouvait prendre avec les doigts, sans pincette ni tisonnier et sans se brûler, les ronds du fourneau de fonte qui servait à faire la cuisine et à chauffer la maison, quand il était allumé.

• Ce qu’il vécut à Dunkerque peu avant d’être fait prisonnier

En mai 1940, l’armée allemande avait acculé les armées alliées dans une poche sur le rivage de la Mer du Nord, autour de la ville de Dunkerque. Les Anglais décidèrent de rapatrier leurs troupes en bateau au cours de l’opération appelée Dynamo. Ils recueillirent également une partie des troupes françaises.

Le frère de mon oncle et de mon père, Pierre, qui en faisait partie, y perdit la vie.  Son corps ne fut pas retrouvé et il fut porté disparu. On pense qu’il fit partie des nombreux soldats qui furent tués ou périrent noyés, soit au moment de leur embarquement, soit en mer, dans l’un des bateaux qui furent coulés par les avions et les sous-marins allemands. Il était marié et avait un petit garçon, Claude, qui avait deux ans de plus que moi. Mon cousin devint pupille de la nation, comme tous les enfants orphelins de guerre. Son père était mort pour la France et cela lui conférait une aura particulière à nos yeux. Jusqu’à sa majorité (à l’époque à 21 ans), il bénéficia entre autres d’une bourse qui permit à ma tante, qui était simple employée de bureau, de payer sa scolarité et sa formation professionnelle.

Mon oncle Jean fit partie des soldats français qui ne purent embarquer mais combattirent pour permettre l’embarquement et furent ensuite faits prisonniers. À un moment, il se retrouva seul avec son capitaine, séparés de leur compagnie au cours des combats. Le capitaine dit à mon oncle : « Notre drapeau est resté à tel endroit (bourgade à quelques kilomètres de là, dont j’ai oublié le nom), dans la zone conquise par les Allemands. Nous ne pouvons pas le laisser tomber entre leurs mains. » Alors mon oncle se mit en route, réussit à traverser les lignes allemandes sans se faire prendre, trouva le bâtiment où était resté le drapeau et le rapporta. Son capitaine lui dit :  « Tu ne peux pas savoir combien de fois (avant l’invasion allemande) j’ai intercédé pour toi pour t’éviter le trou (le cachot) parce que tu n’avais pas respecté une consigne. Tu es un mauvais militaire mais tu es un bon soldat. » Cette remarque m’a profondément marquée.

Par Marie-Françoise TOURET
Formatrice de Paris V
© Nouvelle Acropole

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