Ville de paradoxes, Venise exprime un mystère indéniable. Celui-ci se dégage peu à peu à travers l’œuvre de deux peintres.
Venise est un mythe et comme telle se caractérise par ses paradoxes. Comme le disait Jean Cocteau, elle est « double », ses canaux reproduisant l’image de ses façades, expression d’une poésie du reflet.
Par ailleurs, la mort est l’apanage de la cité ; construite sur des pilotis, Venise s’enfonce et à terme est condamnée. Ce caractère inclassable attaché à la cité lagunaire lui donne son mystère, celui du lacis (réseau) de rues dans lequel se perd le promeneur. L’illusion est le propre de la cité, celle qui transparaît dans ses décors de théâtre.
Cet aspect si particulier, deux peintres du XVIIIe siècle au style bien différent, Canaletto et Guardi, se sont complus, chacun à leur manière, à le transcrire dans leur art. Si Canaletto a exprimé sa fascination pour la grandeur de la ville, Guardi a fait entrevoir la vanité des ambitions humaines.
Une ville qui s’affirme dans sa majesté
Profondément pénétré par son admiration pour sa ville natale, Canaletto (1697-1768) (1) l’a montrée en pleine gloire en axant, dans son tableau Le bucentaure retournant au Môle le jour de l’Ascension (Moscou, musée des beaux-arts Pouchkine, 1729), ses préoccupations sur son maître officiel, le doge. En l’occurrence, l’œuvre frappe par une volonté d’affirmation de soi, tant de la part de la ville que de celle de Canaletto lui-même. Elle donne le sentiment que, sachant sa ville menacée à terme d’engloutissement, le peintre avait la volonté d’en prendre le contrepied en s’efforçant de « la consolider et la solidifier, affermir ses assises, lui conférer une consistance compacte et résistante » (2).
Fils d’un décorateur de théâtre, Canaletto avait commencé sa carrière en peignant des décors. Venise frappe par son caractère théâtral et ses façades sont autant d’arrières plans merveilleux servant de toiles de fond à une vie effrénée. Le théâtre, vie manifestée, incite le spectateur à apprécier celle-ci dans toute sa substance.
Le Bucentaure est le point de convergence du tableau. Bateau d’apparat lourdement décoré, il apparaît aux Vénitiens telle une extraordinaire machine théâtrale. Par rapport à lui se situent les embarcations. Une minutieuse description des activités donne à la toile un aspect documentaire fantastique. Prédomine l’atmosphère de fête, exprimée par la lumière et le sens des couleurs. La clarté splendide qui illumine au fond le palais des doges se répercute sur l’ensemble de l’œuvre.
Si l’on sait qu’à l’époque où Canaletto peignait ce tableau, Venise connaissait la décadence, on réalise que le théâtre qu’elle représente donnait à voir une vie illusoire. Les masques arborés par des personnages installés sur une gondole au premier plan expriment ce que chacun désire être intimement, quand il a du mal à mordre sur la réalité.
Stabilité de la vie dans toute sa dignité
Canaletto s’est penché sur le cœur de sa cité et a tenté d’en faire percevoir l’éternité, ainsi dans sa Vue de la place Saint-Marc à Venise (Paris – Musée Jacquemart André – 1740).
Différente du précédent tableau, l’œuvre dégage une impression de sérénité et de stabilité. La volonté de glorifier Venise de la part de l’artiste l’a incité à la représenter dans ce qu’elle avait de solide et d’intangible. Ce véritable « bijou ciselé » que représente la basilique Saint-Marc vue de façon frontale, considéré d’une certaine hauteur, avec les procuraties s’étendant à droite et à gauche, est mis en valeur par les jeux d’ombre et de lumière. La perspective donne une impression d’étirement et de profondeur. Est conférée à la place une impression de force et de puissance.
Par-dessus tout, le tableau est humanisé par la profusion de personnages. C’est la vie de tous les jours montrée de manière équilibrée par le peintre, en particulier par l’intermédiaire des boutiques sur les ailes. La diversité est de règle parmi ces figures. Les individus se dressent seuls ou par petits groupes ; les animaux ne sont pas oubliés et on les voit de ci de là stationner en certains endroits.
Un désir d’évasion
Francesco Guardi (1712-1793), venant après Canaletto, a lui aussi été séduit par la cité lagunaire. À la Venise étincelante de son prédécesseur s’opposait celle fuyante et incertaine qu’il s’est attaché à dépeindre, par exemple dans Le doge part pour le Lido à bord du Bucentaure, le jour de l’Ascension (Paris, musée du Louvre, 1780), réalisée d’après un dessin de Canaletto mais à sa manière.
Chez Canaletto, l’atmosphère de fête était prétexte à montrer une Venise dans sa gloire monumentale. Chez Guardi, elle invite au rêve et à la poésie. Si le premier veut donner une impression de stabilité, le second favorise la méditation. Les monuments de Venise semblent lointains et donnent l’impression de reculer pour permettre au spectateur de rêver. À la différence de la lumière éclatante et des couleurs chatoyantes de Canaletto, on relève une lumière estompée donnant à l’œuvre un caractère aéré. Tout représente une fête de la magie, de la poésie et de la beauté.
Le Bucentaure ne tient plus le même rôle que dans la toile de Canaletto où il arrivait au terme de sa course. Là, il s’en va ; on le sent vibrer et bouger. Des couleurs pâles donnent un sentiment de mélancolie. Quant aux personnages, ils sont représentés comme des pantins, ont une allure fantomatique accordée à celle que le peintre a finalement donnée à sa ville. Le ciel, les individus, le mouvement des embarcations, tout donne l’impression d’une Venise qui s’en va et se rapproche irrémédiablement de sa fin. Un mystère transparaît dans le caractère vague des objets et des êtres, signe « d’un chant désespéré, d’une sombre annonce du destin » (3).
L’illusion, caractéristique de Venise, se dégage d’une confrontation entre les deux peintres. Elle suggère que dans cette ville les choses sont autres qu’elles-mêmes et ont un pouvoir de métamorphose. Au-delà de l’envers du décor représenté par la pollution ou la saleté, un œil disposé à voir la beauté aura conféré à la ville une dimension réellement mystique.