Arts

« Yoga, Ascètes, yogis et soufis »

Le Musée National des Arts Asiatiques Guimet a organisé à Paris, sous ce titre, une exposition très originale du 2 février au 2 mai. Elle présente des œuvres uniques qui montrent le dialogue entre soufis et yogis, entre princes mogholes et sages hindous au cours de la riche histoire de l’Inde et du yoga.

Le yoga peut être un mot à la mode et fourre-tout. Comme le dit la présidente du MNAAG, Sophie Makariou (1) : « dans le musée national dédié aux arts de l’Asie, traiter un tel sujet est à la fois une attente, une gageure et un piège. » Elle se demande de quoi on parle. Des pratiques et des textes
fondateurs ?  Du domaine de l’ascèse et du renoncement comme voie d’épanouissement de l’être ? Ou de la montée en puissance de l’hédonisme égoïste du début du XXIesiècle ?

Richesse et originalité de l’exposition

Dans le cadre tout particulier de la rotonde du Musée Guimet, se trouvent exposées quelques belles statues, mais essentiellement des peintures et des gravures qui montrent la richesse et diversité de ce monde des ascètes et des yogis. Le cœur de l’exposition est l’exceptionnel manuscrit Bahr al-hayat  (« L’Océan de vie »), produit à Allahabad (Uttar Pradesh) entre 1600 et 1604 qui représente vingt et une postures de yoga, prêt consenti par la Chester Beatty Library de Dublin. L’originalité paradoxale est qu’il a été produit par le prince moghol, donc musulman de mère hindoue, Salim, fils de l’empereur Akbar qui deviendra le futur empereur Jahangir. 
Une autre pièce remarquable est une impressionnante peinture conservée à la Bibliothèque Sainte- Geneviève à Paris avec des images de diverses postures ascétiques. 

L’Inde du renoncement

Il est difficile de dater l’origine de ces pratiques ascétiques. Une figurine des sceaux de l’Indus fut associée à la figure de Shiva comme maitre des ascètes. Par ailleurs, au temps des Veda, c’est surtout l’épanouissement de la vie qui est célébré, bien que la notion du retrait dans la forêt soit déjà présente. Le brahmanisme instaure les quatre buts de l’existence, dont le quatrième, moksha, est l’aspiration à la libération de tout attachement et ignorance comme source de souffrance. Et dans les quatre stades de l’existence, le troisième, une fois accomplies les obligations sociales du maître de maison, consiste à se retirer dans la forêt, avant d’atteindre l’état de sannyasin, le renonçant, dépouillé de tout, errant à travers le pays et vivant des aumônes. Evidemment tous les hindous ne pratiquaient pas ces derniers stades, mais ils représentent l’idéal de sagesse et de détachement de cette voie. 

Au VIe siècle avant notre ère, surgissent dans la région du Maghada (Nord-est de l’Inde) deux grands maîtres spirituels : le Bouddha Sakyamuni qui fondera le bouddhisme et Mahavira, fondateur du jaÎnisme. Ces deux religions accordent une part importante à la voie monastique, qu’ils organiseront de façon très stricte et avec des pratiques spirituelles, des études et aussi des pratiques corporelles et ascétiques, notamment chez les jaïns. Dans la religion hindoue, il y aura des adeptes de Vishnou et de Shiva qui instaureront des pratiques diverses pour se rapprocher du divin. En tout cas, la figure de Shiva est par excellence celle du maître de l’ascèse et on le représente comme un ermite au corps couvert des cendres, plongé dans ces méditations sur le mont Kailasa. 
Il y a une grande diversité de pratiques et de croyances qui vont depuis des voies athées jusqu’à d’autres théistes, diversité que l’on retrouvera également dans les six dharsanas, les six courants des écoles philosophiques de l’Inde.

Le traité le plus célèbre qui codifie les bases du yoga est le Yoga-sutra de Patanjali, compilé ou rédigé entre 200 et 500 ap. J.-C. C’est l’ouvrage de référence du yoga jusqu’à nos jours.

Le Hatha-yoga, sagesse incarnée

« Il désigne une discipline de transformation globale de soi fondée sur l’exercice postural, la régulation du souffle, l’intériorisation et le contrôle du mental. » (2) 
Hatha désigne la notion d’effort, voire « effort violent ». « À travers ce « yoga de la force », l’adepte se soumet à une culture intensive, se forgeant un esprit inflexible dans un corps délié, en vue de se libérer des conditionnements de l’existence. » (3) Ces efforts immodérés s’inscrivent dans les vieilles traditions ascétiques nommées tapas. Le verbe sanskrit tap « cuire, bruler » se réfère au feu intérieur qui alimenterait la chaleur corporelle et qu’il s’agit de faire flamber en vue d’une purification ou libération. 
Le corps subtil ou prana sharira est un espace des souffles, interne et relié à l’univers, structuré par une succession de sept centres, les chakras (roues), ordonnés du bas vers le haut tout au long d’un canal central, le sushumna ; il est parcouru d’une multitude de courants, les nadi, différenciés en masculin et solaire, pingala et féminin et lunaire, ida.
« Selon une interprétation métaphorique, l’énergie féminine, inemployée chez l’adepte mâle, est assoupie comme un serpent lové sur lui-même (kundalini) logée à la base de sushumna qu’elle obstrue. Stimulée par des techniques vibratoires et par des gestes de contention et de conduction, elle se réveille, comme un serpent qui se détend et s’engouffre dans le canal central, pour surgir en-dehors et au-dessus de l’enveloppe corporelle. En la kundalini se révèle la Déesse, épouse de Shiva, incarnée en l’homme qui, libérée grâce à la pratique du yoga, fusionne avec le Dieu dont elle est la moitié complémentaire. L’union des deux pôles du divin se reflète sur le plan existentiel : l’adepte vit alors l’expérience d’unification des polarités, de jouissance supranaturelle et, finalement, de dissolution du soi. » (4).

Les inventeurs du yoga classique, inspirés du Yoga de Patanjali, cultivent surtout la position assise, qui favorise des états de concentration profonde et de méditation. Les sutras de Patanjali relient le relâchement dans l’effort et l’immersion méditative dans l’infini avec la tenue d’une posture (asana) stable et confortable. Au XVe siècle, un grand classique du hatha-yoga enseigne seulement quinze asanas dont huit assises. 

Rencontre du soufisme et du yoga 

Sophia Makariou nous explique (5) qu’il y a entre la pratique de certains yogis et les confréries soufies de l’Islam, implantées en Inde, des liens qui tiennent à un même intérêt pour les techniques psycho-physiologiques de méditation. Ils se côtoyèrent naturellement sur le sol indien mais au-delà, on peut être frappé par le rapprochement entre yogis et soufis dans l’empire ottoman. L’abondance d’exemples indiens rappelle que la coexistence, quel qu’en fût le ton, entre les yogis et les soufis avait son terrain idéal en Inde.
Mais, d’autre part, la menace d’absorption, était si grande que l’Inde fut aussi le théâtre d’une hostilité farouche entre yoga et soufisme. L’attitude même du prince Salim est ambiguë et exprime également cette contradiction.  Néanmoins, c’est lui qui a produit le manuscrit du Bhar al-hayat avec les représentations des asanas du yoga. Et on y rattache une image célèbre peinte par Govardhan de la visite du souverain à l’ascète Jadrup, qui avait une parfaite « maîtrise de la science du Vedanta, qui est la science du soufisme ».
En tout cas, de nos jours le yoga est pratiqué largement dans le monde islamique comme sur le reste de la planète et joue bien son rôle de pratique de réunion, unification et pacification intérieure et extérieure.

(1) Yoga, ascètes, yogis et soufis, catalogue, Ed. MNAAG, Paris, 2022, page 4 
(2) Ysé Tardan Masquelier, catalogue cité, page 35
(3) Ibidem, page 35
(4) Ibidem, page 37
(5) Ibidem, page 60 à 62
Légende des photos
Photo 1 : Ascète pratiquant l’akasha muni, contemplation du ciel – Inde, école Pahari, vers 1725-1750
Photo 2 : Shiva sur le mont Kailasa – Inde, école moghole, seconde moitié du 18e siècle
Photo 3 : Yogini au bord d’une rivière, Inde, école moghole, vers 1760-1770
Photo 4 La sainte soufie Tabi’a al-Basri visitée par les anges, Inde, école moghole, vers 1780
par Laura WINCKLER
Co-fondatrice de Nouvelle Acropole France
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole


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