Deleuze et la pop philosophie

Il y a cent ans naissait Gilles Deleuze, philosophe emblématique de la vague des années 70 qui donna naissance à la pensée post-moderne. S’il fut tout d’abord considéré comme un historien de la philosophie, Gilles Deleuze apparaît avant tout, dans sa collaboration avec Félix Guattari, comme un créateur de concepts philosophiques.
« Les vies de professeurs sont rarement intéressantes », disait Deleuze, qui avouait voyager sur place, ayant peu quitté Paris. Né en 1925 à Paris, sa jeunesse étudiante est marquée par le contexte de l’après-guerre et la formule de Primo Levi, « la honte d’être un homme ».
Professeur en lycée puis à l’université, Deleuze se veut d’abord historien de la philosophie. Il faut s’approprier la pensée des grands auteurs avant d’être soi-même en mesure de créer quoi que ce soit. Ce passage par « l’art des portraits » est revendiqué par le philosophe comme une impérieuse nécessité. « Il faut un tel travail d’histoire de la philosophie, c’est cette lente modestie. Il faut faire longtemps des portraits » proclame-t-il. Il écrivit sur les philosophes David Hume, Leibniz, Spinoza, Kant, Nietzsche, Bergson, Foucault
La pop philosophie
Gilles Deleuze fut ouvert à de multiples disciplines telles que l’art, la littérature, la peinture, le cinéma, la politique, la psychanalyse. Il faut souligner l’étendue de ses références non philosophiques (scientifique, médicale, anthropologique, économique, linguistique et même la pensée ésotérique). Son collègue Jean-François Lyotard parlait de lui comme d’une « bibliothèque de Babel ». Cette approche accessible et résolument interdisciplinaire de la philosophie lui valut l’étiquette d’inventeur de la « pop philosophie ». Il publia des ouvrages sur Proust et Sacher-Masoch, ou sur le peintre Francis Bacon, ainsi que deux œuvres majeures sur le cinéma. C’est la première fois en France qu’on tente une philosophie du septième art.
L’influence de Deleuze va au-delà de la philosophie ; ses travaux sont cités avec approbation et ses concepts sont utilisés par des chercheurs en architecture, en études urbaines, en géographie, en études cinématographiques, en musicologie, en anthropologie, en études de genre, en études littéraires et dans d’autres domaines.
Le dernier métaphysicien
Il accomplit ainsi un véritable programme de refonte intellectuelle de la philosophie. Si Heidegger avait prévu la fin de la métaphysique, Deleuze, lui, s’est toujours vu comme un métaphysicien (« le dernier métaphysicien » diront certains), se distinguant ainsi de son contemporain Michel Foucault. Il se définit comme un « créateur de concepts », de mots nouveaux, de sens différents, ce qui représente pour lui la mission du philosophe.
Sa rencontre avec Félix Guattari, psychanalyste élève de Lacan et militant de gauche, signe une profonde amitié et une collaboration reposant sur un mode d’écriture en duo.
Atteint de tuberculose depuis sa jeunesse, il choisit, devant l’avancée de la maladie, de se défenestrer de son appartement parisien à l’âge de 70 ans. « Ce sont [les] organismes qui meurent, pas la vie » déclarait-il quelques temps avant sa mort.
Il laisse le souvenir d’un individu mélange de distinction et d’étrangeté. Ceux qui l’eurent comme professeur parlent d’un philosophe charismatique.
La multiplicité crée l’unité
S’il fallait dégager un concept central de la philosophie de Deleuze, ce pourrait être celui de Multiplicité. « La multiplicité ne doit pas désigner une combinaison de multiple et d’un, mais au contraire, une organisation propre au multiple en tant que tel, qui n’a nullement besoin de l’unité pour former un système. »
Dans le fond Deleuze récuse toute idée d’unité préalable à la multiplicité dans laquelle cette dernière pourrait se résoudre. Pour lui c’est la multiplicité qui crée l’unité, comme un ensemble. L’opposition entre un et multiplie n’a plus lieu d’être, car il y a à la fois unité et multiplicité, l’immanence réciproque du multiple et de l’un. L’ordre et le sens se produisent de manière multiple.
Le rhizome
C’est dans ce concept, sans doute le plus célèbre, qu’il développe sa pensée de la multiplicité.
Le rhizome, mot emprunté à la botanique, désigne une structure évoluant en permanence, dans toutes les directions horizontales, et dénuée de niveaux. Cette référence à la racine multiple d’une plante, est l’image de sa conception d’une l’identité plurielle qui s’oppose à l’identité racine unique.
« A la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents. Il n’est pas fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des multiplicités. » écrit-il dans Mille Plateaux (1).
Le rhizome est un système qui n’a ni racine ni hiérarchie. Il s’oppose à la hiérarchie en pyramide (ou « arborescence ») des modèles structuralistes de Lévi-Strauss et Lacan.
Pour Deleuze et Guattari l’image de l’arbre, (ou de l’arborescence) enferme les hommes dans des structures de pouvoir hiérarchiques. Il lui reprochent une logique binaire, selon laquelle l’« un devient deux ». « L’arbre ou la racine inspirent une triste image de la pensée qui ne cesse d’imiter le multiple à partir d’une unité supérieure, de centre ou de segment », expliquent-ils (1).
Pour Deleuze, il est clair que « beaucoup de gens ont un arbre planté dans la tête : qu’il s’agisse de se chercher des racines ou des ancêtres, de situer la clé d’une existence dans l’enfance la plus reculée, ou encore de vouer la pensée au culte de l’origine, de la naissance, de l’apparaître en général. » « Le rhizome est une antigénéalogie » ajoute-t-il (1).
Une postérité multiforme
Les concepts de Deleuze ont été rapprochés de la théorie contemporaine des systèmes dynamiques (connue sous le nom de théorie du « chaos » et de la « complexité »). À l’image des systèmes complexes, il n’y a pas de commandement central, mais une auto-organisation de multiples processus, qui vont constituer de nouvelles identités. Le concept de rhizome est également utilisé en art, ainsi que dans l’étude des évolutions sociales et politiques.
Cette pensée féconde ne s’en est pas moins révélée dangereuse. Tout à sa recherche de liberté créatrice, d’émergence, et de coopération, Deleuze a jeté le bébé avec l’eau du bain. Le réseau rhizomique s’est substitué à la forêt. Influencés par la vision marxiste qui modélise la société en rapports de domination, Deleuze et Guattari n’ont vu dans la hiérarchie et l’ordre de l’arborescence qu’un système de pouvoir. Ultime rejeton de la déconstruction du modèle arborescent, le syndrome de la table rase a donné lieu, à un effacement des frontières et un refus des limites. Leur philosophie est devenue hors sol, perdant contact avec la réalité et prémices d’un enfant monstrueux appelé wokisme.
(1) Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, « Introduction : rhizome », Les Éditions de Minuit, 1980
Isabelle OHMANN
Rédactrice en chef de la revue Acropolis
© Nouvelle Acropole