PhilosophieRevue

Éditorial : Conscience et réalité

Héraclite, philosophe du changement et du devenir, insistait au VIe siècle avant J.-C. sur le fait que l’accès au monde commun passe par l’éveil de la conscience. 

Arrêtons-nous une seconde, sur cette phrase incroyable : « Il y a pour les éveillés un monde unique et commun, mais chacun des endormis se détourne dans son monde particulier. » Pour Héraclite, le dormeur vit dans son petit monde intérieur, aveugle au réel et ne voit que ses projections. Pour s’éveiller, il lui faut sortir du sommeil, produit par l’enfermement dans ses émotions, ses opinions, et ses désirs, et s’arracher à ses illusions. C’est la condition pour accéder à un monde commun, un monde qui existe indépendamment de lui, un monde réel à partager. 
Pour le dire simplement, le dormeur vit dans un monde qui n’appartient qu’à lui, quand celui qui s’éveille partage un monde commun à tous les autres hommes.

Sa synthèse géniale à fait sens pendant des siècles, tant il était évident pour le plus grand nombre, que grandir en conscience nous faisait accéder à une réalité plus haute. Mais l’exigence étant coûteuse et les consciences fatiguées, notre époque désorientée a trouvé la parade dans un tour de passe-passe vertigineux. 

Comme l’explique Chantal Delsol, aujourd’hui tout s’est inversé. Dans la postmodernité, ce ne sont plus les dormeurs qui rêvent chacun dans leur monde, ce sont les « éveillés » ! 1 Chacun habite son monde et se pense détenteur d’une vérité propre, forgée par son histoire, son ressenti, sa communauté, son intérêt. La réalité, cette chose jadis solide, commune et partageable, s’efface, et la possibilité même d’un monde commun disparaît pour faire face à des bulles de perception qui s’entrechoquent. Un peu comme si chacun d’entre nous portait un casque de réalité virtuelle en se persuadant d’avoir les yeux ouverts…

Cette glissade, fruit d’un long processus de désenchantement du monde, ne s’est pas faite en un jour, mais dans la disparition progressive du sens avec lequel nous habitions le monde. 

Nous avons rompu les liens avec la Nature, devenue un stock de ressources à exploiter, avons évacué la transcendance pour la remplacer par la raison, puis par le marché, et banni la beauté reléguée dans les musées. La famille comme possibilité de lien s’est disloquée, faisant place à l’individu, puis désormais au vide. La bulle d’irréalité est devenue la réalité. Chacun confond ses désirs avec le réel, ses émotions avec la vérité, son indignation avec la justice. La modernité n’a pas seulement perdu la transcendance, la beauté ou la nature… elle a perdu le monde lui-même !

Et dans ce monde étrange qui parle aujourd’hui de post-vérité, le réel, le vrai, le commun, le tragique, le beau, s’en vont sur la pointe des pieds. Comme le dit Nicolas Truong « … Le climat morose ne relève pas d’une confuse sensation… perte du rapport à la réalité et hausse des troubles mentaux sont les signes inquiétants du basculement de nos sociétés… les tueries sans raisons, les réseaux sociaux où déferlent tant de pulsions incontrôlées et de harcèlements ciblés … Les maladies mentales s’amplifient : une personne sur huit dans le monde souffre d’un trouble mental, les symptômes anxieux et dépressifs étant les plus fréquents » 2.

Il y a urgence de revenir au sens premier de la phrase d’Héraclite : « Il y a pour les éveillés un monde unique et commun ». Ce que nous appelons réalité n’est pas ce que nous ressentons, mais ce que nous partageons. 

La philosophie quand elle est vitale, pratique et quotidienne est la meilleure manière de sortir de cette bulle d’enfermement dangereuse qui coupe l’individu de ce qui l’entoure. Pierre Hadot 3 l’a magistralement montré, la philosophie antique n’était pas un discours, mais un mode de vie, une pratique, un exercice spirituel au quotidien pour maîtriser passions, sensations et illusions. 

Nous avons besoin de retrouver cette approche vitale pour examiner nos consciences désorientées, sortir de nos illusions, et retrouver l’ouverture à ce qui nous dépasse. Alors oui, le monde qui vient peut nous sembler fou. Mais c’est peut-être une chance, car dans cette folie généralisée, contre toute attente, la vraie lucidité redevient précieuse, et la philosophie importante. Car philosopher ne se résume pas à faire des dissertations du temps de ses études, mais consiste à s’entraîner, comme on entraîne un muscle, à voir la réalité telle qu’elle est, et non telle que nous voudrions qu’elle soit. 

Philosopher, c’est vivre en apprenant à voir le monde tel qu’il est, et non tel qu’on le désire, base de toute conscience et de de toute maturité. 
C’est trouver un chemin de conscience pour réapprendre à habiter un monde commun, et assumer une résistance spirituelle face à la contamination du réel par le virus de la post-vérité. Gustave Thibon, disait : « L’homme n’est vraiment libre que dans la mesure où il consent à la réalité. » Voilà la clef : consentir à la réalité. Pas la fuir, ni la repeindre, juste consentir, l’accueillir dans sa nudité et sa beauté.

Les philosophes antiques avaient compris que cette sagesse précieuse commence par la discipline du regard pour ne jamais quitter l’universel. Comme le dit si bien Marc Aurèle : « Regarde en face de toi où te conduit la nature : la nature universelle par ce qui t’arrive, ta nature propre par ce que tu as à faire. » 
Si la nature du monde nous façonne par les événements, les circonstances et les aléas de la vie, notre nature propre nous enjoint de fuir tout déni, pour vivre avec dignité. 
Une nécessité absolue dans un temps si confus. 

(1) Chantal Delsol, L’insurrection des particularités, Éditions du Cerf, 2025
(2) Extrait de l’article de Nicolas Truong, Cette sensation que « le réel s’effondre sous nos pieds », ou le nouveau malaise dans la civilisation, paru dans le Journal Le Monde, le 11/10/2025
(3) Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, Éditions Le Livre de Poche, 2003
(4) Gustave Thibon, L’ignorance étoilée, Éditions Fayard, 1984
Photo : Pixabay.Victoria.Stress-8941882_1280
Thierry ADDA
Président de Nouvelle Acropole France
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de l’École de Philosophie Nouvelle Acropole France

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