Philosophie

Gaston Bachelard, de la raison à la rêverie poétique

Gaston Bachelard a profondément renouvelé l’épistémologie, la philosophie des sciences, en interrogeant ses méthodes et ses fondements. Il a été également sensible au domaine poétique et imaginaire.

Gaston Bachelard a  été sensible au domaine poétique et imaginaire
Gaston Bachelard a été sensible au domaine poétique et imaginaire

Gaston Bachelard (1884-1962) eut une carrière hors du commun. Né à Bar-sur-Aube en Champagne en 1884, dans un «pays de ruisseaux et de rivières», petit-fils de cordonnier, il est d’abord employé de poste et passe une licence de sciences. De 1914 à 1919, il est mobilisé dans les unités combattantes, notamment dans les tranchées, ce qui lui valut une Croix de Guerre. En 1922, il enseigne les matières de physique et chimie à Bar-sur-Aube. Il réussit l’agrégation de philosophie et enseigne cette discipline à la Faculté de Dijon avant de devenir professeur à la Sorbonne en 1940, où il reste jusqu’en 1954. Il entre à l’Académie des sciences morales et politiques en 1955 et obtient le Grand Prix National des Lettres en 1961. Il meurt à Paris le 16 octobre 1962.
Il laisse derrière lui une œuvre originale et forte, qui se développe en suivant deux versants, un versant diurne, celui de la raison, de l’action, de la maîtrise du monde comme de soi-même et le versant nocturne, celui du rêve et de la poésie, du cœur et du sentiment.

Dans le premier, il aborde l’histoire des sciences appelée épistémologie ou encore psychanalyse de la connaissance scientifique. Il s’agit de mettre en évidence les conditions du progrès scientifique, de repérer les moments de rupture qui déterminent les avancées de la connaissance et de comprendre les mécanismes psychologiques qui interviennent dans le processus de la recherche. Bachelard montre que toute science expérimente des révolutions, qu’elle ne progresse pas de manière continue, avec un enrichissement graduel du savoir.

Dans le second, plus poétique, il ébauche une véritable métaphysique de l’imaginaire qui va se construire au fil des années, de 1938 à 1961.

La pensée de Gaston Bachelard s’enracine dans une triple source :
– celle de la science de la première moitié du XXe siècle
– celle du psychanalyste et philosophe Carl Gustav Jung avec la notion d’inconscient collectif
– une source littéraire, celle des cosmogonies grecques, notamment celle d’Hésiode à Henri Michaux, en passant par Lautréamont (1).

L’épistémologie, une thérapie ?

L’idée de rupture est au cœur de l’épistémologie de Bachelard qui professe que des configurations nouvelles apparaissent et que la connaissance objective se développe, non pas parce que des problèmes propres à l’objet d’étude sont résolus, mais grâce à des victoires sur les obstacles épistémologiques, c’est-à-dire sur les entraves et résistances internes à l’acte même de connaître (l’opinion, l’expérience sensible immédiate, la certitude immédiate, la connaissance générale, vouloir trop de précisions…).

D’autre part, l’accès à la connaissance scientifique, donc l’effacement des préjugés et des mythes requiert une véritable psychanalyse de nos illusions, de manière à remonter jusqu’à l’inconscient collectif (2) producteur de nos erreurs. C’est pourquoi il convient de mettre au jour les thèmes inconscients qui sont facteurs de blocages, afin de les exorciser et de les rendre inoffensifs. En quelque sorte, le philosophe doit comprendre et pratiquer une thérapie. L’épistémologue se présente comme un thérapeute de la raison scientifique, chargé de psychanalyser les notions, attaché à ce qui trouble la connaissance objective.

Dans le déroulement de l’histoire des sciences (3), il privilégie les fractures : la connaissance s’élabore contre une connaissance antérieure, en détruisant des notions, en reconstruisant, à chaque étape, de nouvelles fondations. Ce qui, ainsi, lui permet de mettre en évidence des coupures épistémologiques, c’est-à-dire des ruptures méthodologiques, des changements de concepts et de méthodes à l’intérieur d’une discipline.

Bachelard défend un rationalisme dynamique. Avec lui, la raison s’assouplit et s’ouvre au complexe, au divers, aux aléas. Plus de raison absolue, mais une raison touchée par la relativité, dialoguant avec des configurations mobiles et des nœuds de relations. Le rationalisme devient relatif et conditionnel, une sorte de «surrationalisme» selon sa propre expression. La raison se purifie et s’éclaircit par cette catharsis.
Contre Descartes qui affirmait l’existence d’éléments absolus et simples, indécomposables, comme la figure de l’étendue, Bachelard considère que la science contemporaine obéit à un idéal de complexité, où les notions ne se donnent jamais comme distinctes et séparées. Le simple est toujours du complexe : en lui-même, il ne désigne qu’une illusion, voire une erreur. Comme exemples, l’association «onde-corpuscule» ou «l’espace-temps» d’Einstein.

 Le nouvel esprit scientifique

Aujourd’hui, un savant ne pense plus avoir affaire à un réel donné une fois pour toutes. Il sait que tout est interdépendant. Un phénomène a une histoire ; il est modifié par son contexte qu’il modifie à son tour. L’observateur qui étudie un phénomène modifie le phénomène observé. Tout est mouvant, multiple, varié. Aussi, pour connaître, il faut être capable de revenir sur ce que l’on pense afin de le rectifier. D’où de continuelles révolutions de la part de l’esprit scientifique, qui n’est pas monolithique, comme le prétendent ses détracteurs. «[…] L’esprit scientifique est essentiellement une rectification du savoir, un élargissement des cadres de la connaissance… Toute la vie intellectuelle de la science joue dialectiquement sur cette différentielle de la connaissance, à la frontière de l’inconnu. L’essence même de la réflexion, c’est de comprendre qu’on n’avait pas compris.» (4)
Pour Bachelard, l’ascèse de l’esprit scientifique doit privilégier le nouveau contre l’ancien, la culture continuée contre les certitudes acquises, et inverser les intérêts sociaux traditionnels. Si l’on comprend enfin que l’esprit scientifique ne se forge que par une école permanente, alors on réussira à établir un monde où la société sera faite pour l’école et non pas l’école pour la société.

Il s’agit donc de revenir au vrai cheminement du savoir, en pratiquant une rupture épistémologique. Celle-ci se produit à chaque fois que nous entreprenons de nous dépayser en nous apercevant que les choses ne sont pas ce que nous croyons mais ce que nous aurions dû penser. Les philosophes, à et égard, seraient bien avisés de faire de l’épistémologie, de l’histoire des sciences. Ils y découvriraient quantité d’occasions de se dépayser et d’augmenter ainsi leur sagesse. Newton a dépaysé la culture de son siècle en renonçant à expliquer le monde par des causes afin d’en comprendre simplement les lois. Et la science contemporaine nous dépayse quand elle nous apprend qu’il n’y a pas qu’un principe gouvernant la nature, puisqu’il est possible d’interpréter doublement le phénomène de la lumière, en choisissant soit la théorie corpusculaire, soit la théorie ondulatoire.

L’image, un obstacle pour la connaissance

Les hommes ont une tendance naturelle à se fonder sur ce qu’ils peuvent voir ou toucher, c’est-à-dire au fait de dériver un savoir des expériences subjectives qu’ils peuvent faire. En prenant les images des choses pour les choses elles-mêmes, ils ont tendance à figer le savoir.
Par exemple, l’image maternelle et intime de la nature a engendré une approche sentimentale de celle-ci qui a freiné sa compréhension objective. Les images nées de nos intuitions au sujet des choses sont des obstacles épistémologiques, des entraves au progrès de la science. En parlant à nos désirs intimes plus qu’à notre raison, elles nous font vivre dans un climat de fausses évidences.

Par contre, Gaston Bachelard réhabilite l’imagination dont il souligne l’aspect créateur. En ce sens, elle est une puissance majeure de la nature humaine. On peut la définir comme la faculté de produire des images à condition de bien différencier l’image du souvenir. Si la mémoire nous ramène au présent, l’image nous tourne vers l’avenir.

Notre psychisme a deux fonctions :
– La fonction du réel qui renvoie au passé
– La fonction de l’irréel qui est positive et utile car elle nous permet de prévoir et d’inventer.

Bachelard esquissa la poétique matérielle des quatre éléments : feu, air, eau, terre, sorte de physique ou de chimie de la rêverie.
Bachelard esquissa la poétique matérielle des quatre éléments : feu, air, eau, terre, sorte de physique ou de chimie de la rêverie.

Une métaphysique de l’imagination

L’imagination est ouverte et évasive. Elle est l’expérience de la nouveauté. Si une image créée par l’imagination devient fixe et prend une forme définitive et familière, habituelle, elle cesse d’être imaginaire. Elle ne nous fait plus rêver ni parler. L’imagination, elle, ne s’emprisonne dans aucune image. «Un songe devant une fumée : voilà le point de départ d’une métaphysique de l’imagination» confie Gaston Bachelard en 1943.
Il se propose de dissiper les songes qui envahissent naturellement l’homme devant le phénomène primitif du feu. Il découvre que l’imagination, et non la raison, est la puissance maîtresse de l’esprit humain. Il en arrive finalement à la conclusion que «psychiquement, nous sommes créés par notre rêverie, car c’est la rêverie qui dessine les derniers confins de notre esprit. L’imagination travaille à son sommet comme une flamme.» (5).

Bachelard esquisse la poétique matérielle des quatre éléments : feu, air, eau, terre, sorte de physique ou de chimie de la rêverie. (6) Il développe une conception plus dynamique de l’imagination, avec ses constantes métamorphoses.

L’eau et les rêves

Bachelard reconnaît qu’il a pu purifier le feu de ses illusions familières et qu’il n’a pu opérer le même redressement à l’égard de l’eau. Il ne peut que rêver l’eau et non pas la penser. Il sent que les lumières de la raison ne peuvent plus le guider dans ce monde obscur des images, des symboles et des archétypes qu’elles prétendaient au départ dissiper.
Au-delà de l’imagination matérielle, commence à se développer une imagination cosmique. L’image est comme «une plante qui a besoin de terre et de ciel, de substance et de forme.» L’imaginaire se trouve ainsi orienté par un double mouvement d’essor et d’approfondissement, de sublimation vers le haut et de gravitation vers le bas.

Bachelard développe les différents concepts de l’eau : rêverie primitive sur le miroir des eaux avec Narcisse, l’eau légère de la fontaine… jusqu’à l’eau lourde liée au sommeil, à la nuit, à la mort. Il développe aussi l’eau maternelle, nourricière, purificatrice… et enfin, l’eau violente, l’intention dynamique de l’eau, la volonté, la nage, la violence des vagues affrontées et vaincues.

 L’air et les songes

Avec l’air, pauvre matière, l’imagination matérielle est vite écourtée. Ici, le mouvement prime la substance. La mobilité est le caractère essentiel de l’image : les rêves de vol, la poétique des ailes, la méthode du rêve éveillé, l’arbre cosmique, les constellations de nuages, la profonde liberté, l’aspiration au voyage… La vie spirituelle veut s’élever naturellement et cherche dans les images poétiques des opérateurs d’élévation dans l’air imaginaire.

 La terre et les rêveries de la volonté et du repos

La terre nous dévoile le monde de la résistance, de l’action… mais aussi la lutte contre la matière, la force humaine qui essaie de la maîtriser.
Bachelard explique le concept de la Terre avec le complexe de Jonas : images du repos, du ventre maternel, de la grotte, du repos, du refuge, enracinement, caverne, labyrinthe… Ce n’est plus la raison, mais bien l’imagination qui va au fond des choses et dévoile leur plus intime racine.

«Le ciel et la terre, tous deux, donnent à l’image sa verticalité. Tout ce qui monte recèle les forces de la profondeur.»
«Le ciel et la terre, tous deux, donnent à l’image sa verticalité. Tout ce qui monte recèle les forces de la profondeur.»

 La poétique de l’espace et de la rêverie

 En 1957, la Poétique de l’espace récuse les derniers attachements rationnels des écrits précédents pour élaborer une nouvelle théorie de la création imaginaire. Bachelard rompt avec le règne de la causalité qui continue à régir l’imagination matérielle et formelle. Il cherche les bases d’une ontologie poétique, hors de tout rapport causal et psychanalytique : «En somme, le psychanalyste pense trop. Il ne rêve pas assez». «Pour saisir l’image poétique dans son émergence et sa vibration, il faut interpréter la poétisation à travers une phénoménologie de l’âme qui se substitue à la traditionnelle phénoménologie de l’esprit».

La Poétique de l’espace abandonne tous les schémas rationnels : une seule méthode s’impose, dans son cheminement circulaire : «l’image ne peut être étudiée que par l’image, en rêvant les images telles qu’elles s’assemblent dans la rêverie.» Il aborde ainsi toutes les images de l’espace heureux, de l’espace intérieur.

La révolution anti-cartésienne de Bachelard s’achève. L’être humain est un être qui imagine et après, peut-être, il pense. La fonction de l’irréel prend le pas définitif sur la fonction du réel. Il convient d’étudier une dernière fois la rêverie, non plus en psychologue, en psychanalyste ou en philosophe, mais en rêveur de rêverie, qui revient à la rêverie elle-même. La rêverie est omniprésente dans tous les chapitres de l’ouvrage. Cette activité du rêveur est placée sous le signe féminin de l’anima (7). Il sépare ainsi le travail de l’âme en animus et anima, le travail rationnel sous le signe du concept et du souci, relevant du masculin, tandis que la rêverie de l’imagination, sous le signe de l’image et de l’insouciance, évoque la pure féminité.

Bachelard parvient à une poétique de la vibration, de l’ondulation, une métaphysique de l’adhésion au monde. Finalement, il n’y a pas d’unité mais un projet d’ouverture intégral.

Les derniers mots de Bachelard furent : «Le ciel et la terre, tous deux, donnent à l’image sa verticalité. Tout ce qui monte recèle les forces de la profondeur.»

(1) Isidore Lucien Ducasse, comte de Lautréamont (1846 – 1870), poète français, auteur des Chants de Maldoro, de fascicules de poésie, Poésies I et Poésies II, et de Lettres, en appendice des œuvres précédentes
(2)Voir définition dans le glossaire philosophique
(3) Trois étapes dans l’Histoire des sciences : la première, qui s’étend de l’Antiquité classique jusqu’au XVIIIe siècle, délimite l’état pré-scientifique. La seconde qui part de la fin du XVIIIe jusqu’au début du XXe siècle et correspond à l’état proprement scientifique. La troisième, enfin, qui commence en 1905, avec l’établissement de la Théorie de la relativité restreinte, coïncide avec ce que Bachelard nomme Le Nouvel Esprit scientifique. Celui-ci se caractérise par une abstraction croissante et ne se situe jamais dans une perspective concrète et réaliste. C’est l’homo mathematicus qui l’anime et ce sont les symboles mathématiques qui lui donnent sens
(4) Le Nouvel esprit scientifique, Gaston BACHELARD, éditions PUF, 1995, page 37
(5) Voir définition dans le glossaire philosophique
(6) La psychanalyse du feu, Gaston BACHELARD, Éditions Folio Essais, 1985, page 187
(7) Voir définition dans le glossaire philosophique

 «L’être monte et descend, l’être s’illumine et s’assombrit, sans jamais reposer dans un « état », toujours vivant dans la variation de sa tension.»

Fragments d’une Poétique du Feu, Gaston BACHALARD, Éditions Presse Universitaire de France, 1988, avant-propos, page 7
 Par Brigitte BOUDON et Louisette BADIE

Les œuvres de Gaston Bachelard : 

Parmi ses œuvres importantes :
Le nouvel esprit scientifique (1934)
La formation de l’esprit scientifique (1938)
La psychanalyse du feu (1938)
La philosophie du non (1940)
L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière (1942)
L’Air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement (1943)
La Terre et les rêveries du repos. Essai sur les images de l’intimité (1946)
La Terre et les rêveries de la volonté. Essai sur l’imagination des forces (1948)
L’activité rationaliste de la physique contemporaine (1951)
La poétique de l’espace (1957)
La poétique de la rêverie (1960)
La flamme d’une chandelle (1961)

Glossaire philosophique des termes utilisés par Gaston Bachelard

Epistémologie : étymologiquement : la théorie de la science

Imagination : elle est créatrice. Elle est une puissance majeure de la nature humaine. Elle se définit comme la faculté de produire des images, à distinguer des souvenirs.

Inconscient collectif : ce concept a été créé par le médecin, psychiatre, psychologue d’origine suisse, Carl Gustav Jung (1875-1961). Il s’attache à désigner les fonctions humaines liées à l’imaginaire et qui sont communes ou partagées, quels que soient les époques et les lieux, et qui influencent et conditionnent les représentations individuelles et collectives. Selon la psychologie analytique, l’animus et l’anima sont les archétypes, donc une formation de l’inconscient collectif. L’animus représente la part masculine de la femme, alors que l’anima représente la part féminine de l’homme.

Rêverie : la rêverie poétique s’enracine dans l’être et dans l’univers. Car, en effet, «quand un rêveur parle, qui parle, lui ou le monde ?»

La poétique de la rêverie, Gaston BACHELARD, Éditions PUF, 1960, page 160

Rationalisme : doctrine qui pose la raison discursive comme seule source possible de toute connaissance réelle.

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