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La guerre des récits

« Là ou croît le péril, croît aussi ce qui sauve »

Friedrich Hölderlin

Pour mieux comprendre le sens de la guerre à laquelle se livrent l’Ukraine et la Russie aujourd’hui, il est indispensable de connaître l’utilisation politique et mystique des mythes. Car, les gens qui se battent (les uns contre les autres) – au-delà de savoir qui a raison et qui a tort – le font au nom d’un récit. 

Ernst Cassirer nous rappelle que l’homme ne vit pas dans un univers purement matériel, mais doté de sens et de valeurs qui organisent la représentation symbolique de lui-même et du monde (1).
Les êtres humains ont un besoin irrépressible de mythologiser ce qu’ils vivent et de créer ainsi des récits auxquels ils s’identifient par-delà les générations. Le récit mythique est un facteur essentiel de l’équilibre psychosocial.

Selon Joseph Campbell, le mythe remplit quatre fonctions : la fonction mystique dans laquelle l’univers devient en quelque sorte une image sacrée qui irrigue le monde quotidien ; la fonction cosmique qui révèle les formes de l’univers et le mystère de leur agencement, et devient ainsi un récit des origines ; la fonction sociologique qui justifie un certain ordre social par des valeurs morales adéquates pour chaque société ; et la fonction pédagogique qui nous enseigne à vivre notre vie d’être humain et qui est essentielle à la construction de l’identité individuelle et la perpétuation d’une société ou d’une culture.
Comme le signale Eric Cobast : « Le mythe va frapper l’imagination, jouer sur l’émotion et toujours déceler un double fond symbolique offert à l’imagination. Il sacralise, légitime, fédère, mobilise, préfigure, prophétise, justifie l’action politique.  On comprend dès lors pourquoi la politique n’a jamais cessé d’y avoir recours, pourquoi à travers les âges et la variété des cultures, elle revient toujours sur les mêmes motifs légendaires. » (2)
Et le motif légendaire dans le cas qui nous intéresse est la principauté de Kiev au IXsiècle, la « Rus’ ». La Russie et l’Ukraine se disputent le même mythe fondateur. Celui de la principauté fondée au IXsiècle par les Varègues, guerriers marchands venus de Scandinavie.

La capitale, Kiev connaît son apogée au XIsiècle, époque où son territoire s’étend à l’Ouest jusqu’aux Carpates, au Nord, à la mer Baltique, à l’Est, à la Volga et au Sud à la mer Noire, avant d’être balayée au XIIIe siècle par des invasions turco-mongoles.
Cette Rus’ de Kiev s’est ensuite détachée du reste du monde russe quand celui-ci a été envahi par les Mongols de Gengis Khan. Il s’en est suivi un éloignement plus ou moins important de la langue russe de la langue ukrainienne, la première s’enrichissant des mots empruntés aux Mongols, la seconde restant plus fidèle au slave oriental des origines. 
Mais si, pour les Russes, notamment à partir de l’époque tsariste, le royaume de la Rus’ de Kiev est un continuum, ce n’est pas le cas pour les Ukrainiens qui voient un développement séparé de ce que fut la Rus’ de Kiev et qui est devenue ensuite une nation distincte, l’Ukraine. 
D’ailleurs, il est intéressant de constater que l’Ukraine a été baptisée de ce nom en 1187 d’après un mot slave qui veut dire « frontière ». 

C’est surtout dans l’Ouest de l’Ukraine que naîtront au XIXe siècle les premiers mouvements nationalistes ukrainiens, aussitôt accusés par la propagande tzariste d’être inféodés aux puissances européennes. Dans un article de 1904, Mykhaïlo Hrouchevsky affirme que les Ukrainiens sont les seuls à pouvoir se présenter comme les descendants de la Rus’ médiévale. 
Par contre, l’historien russe, Nikolaï Karamzine, proche du Tsar Alexandre Ier, impose l’idée d’une continuité politique entre la Rus’ de Kiev, le grand Duché de Moscou, fondé en 1263, et l’Empire Russe qui lui a succédé en 1721. Dans ce récit, l’Ukraine n’a pas d’existence propre. 

Aujourd’hui la guerre des récits fait rage, les uns se réclamant de la République populaire d’Ukraine, née deux jours après l’abdication du Tsar en 1917, et les autres, de la République soviétique d’Ukraine qui gagne la guerre civile et participe à la création de l’URSS en 1922. 
Ce qui est intéressant à signaler est qu’en 1918, les bolcheviques, sous la direction de Lénine, tranchent et décident que le Donbass (3) appartient à l’Ukraine alors qu’un siècle plus tard, l’actuel président russe ne peut accepter une telle concession aux représentants du mouvement national ukrainien. 

Les racines idéologiques du mythe russe actuel sont caractérisées par le néo-soviétisme, la slavophilie, l’eurasisme et le conservatisme, comme le signale le spécialiste de la philosophie russe Michel Eltchaninoff (4).
Ce récit permet de soutenir l’autocratie et la résurgence de l’idée d’Empire alors que le récit ukrainien promeut l’État nation, les valeurs démocratiques et un oecuménisme religieux. 
À l’heure d’aujourd’hui, nous ne savons pas lequel des deux récits sortira vainqueur. 

Mais ce qui est clair est que si l’Europe et la France veulent jouer un rôle actif dans ce monde en pleine reconfiguration, elles auront besoin d’un récit qui mobilise les peuples et les États, afin de retrouver une véritable identité permettant de se battre en son nom avec dignité et de manière souveraine. 

Il est temps de revisiter l’histoire sans un regard passéiste, pour refonder le récit mythique de notre identité.

(1) Lire Le sacré camouflé ou la crise symbolique du monde actuel, de Fernand Schwarz, Éditions Cabédita, 2014
(2) Lire l’article paru dans le Hors-série Le monde et la Vie, mars 2022, Les mythes en politique, un instrument d’autorité, in L’histoire des mythes fondateurs
(3) Bassin houiller de l’est de l’Ukraine et frontalier de la Russie
(4) Lire l’article Vladimir Poutine mène une guerre de civilisation, paru dans le journal Le Monde, 30 mars 2022
Légende de la photo : Les hôtes au-delà des mers (invasion des Varègues en Russie) de Nicolas Roerich
par Fernand SCHWARZ
Fondateur de Nouvelle Acropole France

© Nouvelle Acropole

La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole

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