La pensée recule, résistons !
À 102 ans, Edgar Morin, doyen des philosophes et sociologues de France, nous donne une leçon d’espoir à travers sa critique lucide de l’époque tragique que nous vivons aujourd’hui. Il refuse de perdre espoir dans l’humanité et continue de confier aux générations futures le soin de répondre aux défis de notre société, devenue de plus en plus complexe.
Aujourd’hui, il est un des rares intellectuels qui garde une vision globale de notre monde et de ce qui est en jeu, à une époque où chacun entend se replier sur son propre domaine de spécialisation.
Dans un récent entretien au quotidien Le Monde (1) il nous avertit : « La technologie progresse mais la pensée recule. » « La globalisation n’a pas créé de solidarité et les nations sont chaque fois plus désunies. L’humanité paraît incapable d’avancer dans un domaine, qu’il soit scientifique ou technologique et elle est davantage tentée de provoquer sa destruction. »
Les « guerres aggravent la conjonction des crises qui frappent les nations, entretenues par l’antagonisme virulent entre trois empires : les États-Unis, la Russie et la Chine. Les crises s’entretiennent les unes les autres dans une sorte de poly-crise écologique, économique, politique, sociale, civilisationnelle qui va en s’amplifiant. » (2) En fait, il constate que la pensée est devenue aveugle et que le climat de violence, d’incertitude, de sentiment d’absence de futur, empêche de penser l’ensemble. La régression de la pensée que nous vivons aujourd’hui, dit-il est : « liée à une domination du calcul dans un monde de plus en plus technocratique. Le progrès des connaissances est incapable de concevoir la complexité du réel et notamment des réalités humaines. Ce qui entraîne un retour des dogmatismes et des fanatismes, ainsi qu’une crise de la moralité dans le déferlement des haines et des idolâtries. » En 2016, suite aux attentats, il déclarait : « L’autre, qui apparaît dès la naissance, c’est le « nous » et nous avons besoin d’autrui, de l’amour, de la famille, de la communauté, pour vivre, grandir et nous épanouir. [… ] Nous avons perdu la solidarité humaine face à la misère et au désespoir (3).
Edgar Morin nous rappelle que nous avons potentiellement la capacité à être fraternels, à sortir d’une vision mutilée de l’autre, consistant à ne voir chez l’autre que des défauts et des manques, et à nous attribuer toutes les qualités. Et il nous rappelle qu’aujourd’hui, il est l’heure d’entrer en résistance en commençant par la dimension spirituelle, qui est en fait, la source qui relie tous les êtres humains. Nous devons résister à l’intimidation, au déchaînement collectif, à la haine et au mépris.
Face aux forces centrifuges et dissolvantes du monde, il est temps de nous recentrer sur ce qui nous unit.
Comme disait Einstein, nous ne pouvons pas résoudre un problème avec le même type de pensées qui l’a créé. Et la raison de nos problèmes actuels est la conséquence du vieux paradigme rationaliste et technocratique qui réduit tout au calcul. Un nouveau paradigme peut résoudre cette crise systémique que nous vivons, celui de trouver le lien entre les hommes, la terre et l’univers. Une vision qui nous permet de réaliser l’interaction entre d’innombrables choses et êtres vivants, humains et non humains ; une vision dans laquelle nature et culture ne sont pas séparées mais interagissent mutuellement. Nous devons réapprendre à agir avec amour et agir pour quelque chose qui nous dépasse, comme écrivait le poète Hölderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. »