L’art de la mémoire à la Renaissance
Après l’Antiquité et le Moyen-Âge, une nouvelle interprétation de l’Art de la mémoire prend racine à la fin du XVe siècle, lorsque Pic de la Mirandole (1463-1494) rencontre Marsile Ficin (1433-1499) à Florence. C’est le début d’une aventure extraordinaire pour l’art de la mémoire qui se transforme en art occulte, avant d’atteindre des sommets de complexité avec Giordano Bruno.
Marsile Ficin est le philosophe célèbre pour avoir traduit en latin toute l’œuvre de Platon. Il est qualifié de néoplatonicien et il réussit à harmoniser la pensée de Platon avec les idées chrétiennes héritées en partie de la pensée scolastique. Ficin reconnaît également une continuité entre les écrits de Platon et les sagesses anciennes, celles notamment attribuées à Hermès Trismégiste et à Zoroastre. Platon, Hermès et Zoroastre sont considérés par Ficin comme des porte-parole de la sagesse des Anciens et de Dieu.
La pensée de Ficin se trouverait d’ailleurs cristallisée en images au sein d’un art divinatoire, celui des cartes du Tarot de Marseille, le tarot de Marsilio, Marsilio Ficino étant son vrai nom. La carte du Diable, par exemple, représenterait une synthèse de la caverne de Platon et de l’enfer chrétien, celle d’un enfer mental dont les images simulacres empêchent l’individu de sortir pour aller vers la lumière, vers la vérité.
Pic de la Mirandole reprend de Ficin sa philosophie néoplatonicienne, sa doctrine hermétique néo-alexandrine et les sagesses magiques zoroastriennes pour y ajouter ses propres interprétations chrétiennes de la Kabbale. Il propose une métamorphose de l’Art de la mémoire en art et science occulte. Ce qu’avait commencé à faire Lulle qui était aussi un praticien de l’alchimie, comme nous l’avons vu dans l’article précédent.
Si l’art de mémoire scolastique est d’inspiration aristotélicienne et cicéronienne, celui de la Renaissance mobilise plutôt l’héritage platonicien, ou plus précisément néoplatonicien, avec les correspondances au sein de l’univers, le rôle de l’imagination comme monde intermédiaire, la notion de Nature vivante, etc.
Les sciences occultes prennent beaucoup d’ampleur à la Renaissance. Elles se réfèrent à un ensemble de savoirs et de pratiques antiques telles que la magie, l’astrologie, la science des Nombres, l’alchimie. Elles ont en commun de vouloir déchiffrer les relations et les analogies entre les choses, voire les signatures qui s’y cacheraient. L’art de Mémoire va permettre d’organiser de manière ordonnée toutes ces connaissances, en reprenant la structure de l’univers, du monde intelligible au monde sensible.
Le théâtre de Giulio Camillo
L’une des œuvres les plus significatives de cette période renaissante est le « Théâtre de la mémoire » de l’italien Giulio Camillo (1480-1544). Camillo est célèbre pour avoir inventé un « Théâtre » contenant toutes les connaissances essentielles. Sous le parrainage admiratif du roi François Ier, Camillo se donne comme mission de construire une maquette de son théâtre. Le modèle, malheureusement jamais achevé, était assez grand pour accueillir deux personnes et était « marqué de nombreux tableaux et rempli de petites boîtes ». Chaque rangée du théâtre était pourvue d’un grand nombre d’images à contempler et de petites boîtes ou tiroirs contenant des écrits.
En effet, Camillo revisite à son tour les règles antiques de l’art de la mémoire : les rangées représentent les lieux de mémoire, les images correspondent à une réinterprétation de la règle des images et les écrits à une réinterprétation de la mémoire des choses et des mots.
C’est ainsi qu’on trouve dans le théâtre : sept images de planètes : Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter et Saturne ; des images de divinités grecques ; des images de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis ; des images des Sephirot de la Kabbale.
Le théâtre imaginé par Giulio Camillo est un amphithéâtre en bois, inspiré de l’architecture de Vitruve, avec sept gradins divisés chacun en sept sections, définissant quarante-neuf « lieux » à chacun desquels est associée une figure symbolique empruntée à la mythologie, à la cabbale ou à l’hermétisme. Le spectateur se tient au centre sur une scène. L’ensemble est organisé en une sorte de grammaire visuelle où chaque concept est censé se décomposer en une série d’images, avec un système de correspondances renvoyant aux connaissances hermétiques et cabbalistiques. Ce théâtre est censé embrasser l’univers tout entier et la vérité éternelle. L’homme peut ainsi accéder à la plus haute réalité, grâce à sa mémoire au sein duquel se trouvent les Idées de toutes les choses. Tel se conçoit le penseur de la Renaissance initié au secret du système de Camillo. Et nous allons voir que cette vision se poursuit et s’amplifie encore avec Giordano Bruno.
Giordano Bruno, le maître de l’art de mémoire
Giordano Bruno est né quatre ans après la mort de Camillo en 1548. Il reçoit une formation dominicaine au couvent de Naples et cette formation porte une grande attention à l’art de la mémoire. Il tente de développer un art de la mémoire encore plus poussé que celui de ses prédécesseurs, en combinant l’Art de la mémoire classique, l’hermétisme néo-alexandrin et le lullisme.
Il imagine ainsi un système mnémonique d’encyclopédie magico-logique qui rassemblerait toute l’histoire, toutes les pensées, toutes les découvertes et productions humaines et cherche à diffuser cette vision en voyageant dans toute l’Europe.
Le premier livre sur la mémoire publié par Bruno s’appelle De umbris idearum. Il fut dédié au roi de France Henri III. Après Camillo et François Ier, voici un nouvel Italien qui apporte un secret de mémoire à un nouveau roi de France !
L’art de la mémoire est au centre même de la vie et de la mort de Bruno. Il écrit plusieurs ouvrages sur le sujet : Circé, les Sceaux, les Statues et les Images. Il y reprend les fameuses règles pour les lieux et les règles pour les images, avec beaucoup d’audace, en les présentant comme des secrets hermétiques à déchiffrer. Il conçoit la mémoire artificielle comme une « écriture intérieure » dotée d’une signification ésotérique et mystique.
Dans son œuvre Les Ombres des Idées, Bruno associe sa théorie de la mémoire aux « roues géométriques » de Raymond Lulle. Les images de l’art de la mémoire antique sont transformées en images magiques d’étoiles du monde céleste ; on y trouve de nombreux schémas circulaires, comme les images du zodiaque.
Pour Bruno, les images possèdent un pouvoir d’évocation magique. Il reconstruit ainsi l’univers dont la connaissance supérieure doit conduire à saisir la nature magique et divine de la mémoire.
L’art de mémoire devient ainsi un système capable d’unifier dans la mémoire la multiplicité des phénomènes et de les ramener à l’unité ; il permet de doter l’esprit d’une puissance d’unification des images en référence à un ordre intelligible.
Dans une mémoire humaine utilisant ces combinaisons, toujours changeantes, il devait se former une espèce d’alchimie, comme une pierre philosophale de la psyché, grâce à laquelle l’être pourrait percevoir et se rappeler toutes les dispositions et toutes les combinaisons possibles des éléments appartenant au monde des pierres, plantes, animaux, mais aussi toute l’histoire de l’homme, toutes ses découvertes, toutes ses pensées, toutes ses philosophies. C’est bien l’idéal de l’uomo universale, l’homme universel, qui possède en lui tous les mystères de l’univers.
Le système hermétique de la mémoire de Giordano Bruno est l’occasion pour l’homme d’entamer une épreuve éthique d’ascension spirituelle jusqu’aux images des étoiles. La conception antique de l’art de la mémoire est ainsi redéfinie comme outil de transformation spirituelle par un mysticisme inspiré de la figure d’Hermès. Il s’agit bien d’atteindre l’Un derrière les apparences.
Chez Bruno, la fonction de l’imagination consiste à ordonner les images dans la mémoire, et c’est une fonction absolument essentielle au processus de la connaissance que de relier de manière opérationnelle la mémoire et l’imagination.
Quelques années plus tard, les philosophes Descartes et Leibniz connaissent bien tout cela et en discutent dans leurs œuvres. Ils tentent de reprendre les principes de la méthode antique qu’ils jugent pertinents, mais ils les dépouillent de leurs signes magiques et mystiques, par prudence probablement. Mais l’unité du savoir, le projet d’encyclopédie universelle et surtout la recherche d’un langage universel sont revalorisés grâce à leurs travaux. C’est la principale préoccupation par exemple de Leibniz, qui cherche une forme de calcul universel, duquel découlera le fameux calcul infinitésimal.
Cet art de mémoire a connu de bien belles péripéties depuis le banquet de Simonide de Céos au Ve siècle avant J.-C jusqu’à nos philosophes modernes. Il fut tour à tour l’outil indispensable des orateurs antiques, le support de la foi chrétienne médiévale, l’outil de l’âme pour vivre de l’intérieur le lien magique avec l’univers. Nous voudrions souhaiter longue vie à cet art plurimillénaire et commençons par nous exercer à mémoriser les images et les mots dans des lieux que nous aurons habilement choisis.