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Société

Le Narcisse moderne à l’ère des technologies numériques

Les nouvelles technologies numériques ont permis de démultiplier les liens entre les hommes mais ont aussi fait émerger un Narcisse moderne, autocentré, devenu dépendant de son smartphone et du regard des autres. Comment sortir de ces illusions ?

Le mythe de Narcisse vient de l’Antiquité gréco-romaine (1). Narcisse, en grandissant se révèle être d’une beauté exceptionnelle mais d’un caractère très fier : il repousse sans cesse les prétendantes, nombreuses, qui se présentent à lui. Un jour, alors qu’il s’abreuve à une source après une journée de chasse, il voit son reflet dans l’eau et en tombe amoureux. Il reste alors des jours et des nuits à se contempler et à désespérer de ne jamais rattraper sa propre image. Il dépérit et finit par en mourir. Même après sa mort, il cherchera à distinguer ses traits dans les eaux du Styx.

Aujourd’hui, les technologies numériques (ordinateurs, smartphones, réseaux sociaux) ont recréé une société narcissique, ont façonnés des hommes et des femmes narcissiques.

Le narcissisme, une aventure qui commence au XIXe siècle

C’est l’entrée du miroir dans les foyers qui marque le début du développement du narcissisme. Au XIXe siècle, les miroirs étaient rares et chers, réservés à la royauté et à la noblesse. Peu à peu, ils s’installent dans les maisons, les salles de bain, les vestiaires… la coquetterie, le goût pour la mode, le look font leur apparition.
En 1888, l’appareil Kodak démocratise la photographie. Les familles bourgeoises font des photos, créent des albums de famille où l’on exhibe son bonheur au quotidien.
Jusque dans les années 50, la photographie est utilisée pour capter le regard de quelqu’un, sa profondeur. L’Art du portrait, permet de toucher la nature profonde de la personne. Il fallait donc être sérieux et ne surtout pas sourire, montrer une certaine maîtrise de soi. Puis le cinéma et la télévision se développent, et le standard de la photographie est changé. Désormais, il faudra sourire, exprimer des sentiments de façon vive et superficielle, coutume exacerbée avec l’apparition du smiley (2).

Le Narcisse moderne : l’amour de son ego développé par l’usage du smartphone

La question de l’égo personnel n’est pas une nouvelle invention : tous les grands philosophes antiques, et de façon générale les sagesses d’Orient et Occident, l’ont évoqué comme étant le facteur de la « narcissification » de nous-même.

Le Narcisse moderne est fasciné par son reflet dans les écrans ; reflets que sont ses selfies ou les photos qu’il reçoit de lui, son image sur les réseaux sociaux ou les statistiques de ses applications… Ces nouveaux outils exacerbent notre préoccupation de notre propre image, ainsi que le besoin de l’approbation d’autrui à tout prix. Les likes (3) et les commentaires sur les réseaux sociaux ne sont pas utilisés dans une recherche de mise en avant de la vérité, mais servent la subjectivité et la superficialité. C’est l’ère de la « post-vérité » (4).

Les réseaux sociaux poussent à faire l’étalage de nos opinions : libérer sa colère, s’exprimer sans retenue, sans s’impliquer ni assumer les conséquences de nos propos. Ils peuvent souvent faire office de défouloir facile. On est alors seul dans sa bulle d’opinion, ce qui compte étant ce que l’on produit soi-même ou ce que l’on relaye. On s’auto-interviewe par égocentrisme. Ceci donne à l’utilisateur un sentiment de toute-puissance, car il a accès à « toutes » les informations, et peut produire et diffuser son opinion sans limites.

Combler le vide et se détourner de la vie intérieure

L’usage des smartphones a aussi pour effet de combler le vide, d’effacer la solitude ou l’ennui. Plus de moments de « creux », passés dans les salles d’attente, les ascenseurs, les embouteillages… Ces temps se remplissent des news, messages, ou de quoi que ce soit à portée de clic.
Pour les philosophes antiques, la solitude était inévitable, parfois salvatrice. Elle permettait de se retrouver, d’entrer en dialogue avec soi-même, d’être créatif. Aujourd’hui en revanche, les lois du marché et la culture occidentale de façon générale nous laissent à penser que la solitude est à fuir, signe de tristesse et d’échec, dont on peut se guérir grâce à l’interface des écrans.

L’abus de technologies modernes empêche l’intériorité (qui se contacte plus facilement dans le silence, le calme et la solitude) et contrairement à ce que l’on croit, isole les personnes. L’esseulement était déjà décrit par Hannah Arendt comme le principe de base d’un système totalitaire pour avoir la main mise sur les individus et leur libre arbitre. Aujourd’hui nous sommes dans une forme de totalitarisme plus « soft », parce qu’il comble nos désirs, remplit nos ennuis. Le téléphone et les écrans deviennent invasifs, s’invitant dans chaque moment de vide. De petits objets au pouvoir énorme ! Certes, on y voit de belles photos, mais il est important de produire notre propre émerveillement, sans stimulations extérieures, de poser son regard sur le monde. Pas uniquement sur les écrans.

Des individus superficiels et sans volonté

James William, co-fondateur de Google ayant depuis quitté l’entreprise, accuse les réseaux sociaux de créer un système de croyances qui nous déshumanise. En étant pendus à notre téléphone et à l’image que les autres nous renvoient de nous-même, nous sommes obsédés par notre moi synchronique (l’ego circonstanciel, de l’instant, le moi superficiel) plutôt que de voir notre moi diachronique, (le moi profond, celui qui se construit au fil du temps). Nous sommes plus préoccupés par l’état instantané dans lequel nous sommes, plutôt que de notre devenir.

Nous avons confié notre volonté à notre smartphone ainsi qu’aux algorithmes et aux machines. Nous ne les possédons pas, au final ce sont elles qui nous possèdent. Nos goûts, nos humeurs, nos décisions parfois, et notre absence de lien à nous-même qu’implique l’usage que nous faisons des nouvelles technologies nous laissent sans volonté et sans pensée propre. Le temps que nous passons, passifs, sur ces interfaces, est perdu dans un miroir aux alouettes. James William dit : « on paye le prix [de ce temps perdu] tous les jours, par tous les buts que l’on n’a pas poursuivis, les choses que l’on n’a pas faites, le moi que l’on aurait pu être si on avait utilisé notre temps et notre attention différemment. ». Il souligne encore : « il faut résister et agir contre ces outils qui privent de bouts de volonté nos concitoyens ».

L’échec du pacte politique entraîne la notion de « collectif » dans son sillon

Le pacte politique qui promettait la liberté individuelle et l’harmonie sociale a échoué. Ses échecs, visibles et répétés ces dernières années, ont provoqué une forme de désenchantement profond. La conclusion souvent tirée de ce constat est la suivante : l’individu ne peut s’en remettre qu’à lui-même et à sa propre perception des choses. Toute subjectivité se valant, le sentiment d’isolement est alors fort. Ceci, renforcé par le cloisonnement de chacun dans sa bulle d’opinion, génère une société d’isolement collectif. Ainsi naît l’individu tyran (5), qui s’autoréférence, s’intéresse peu au monde, étudie peu, se contente de se rassurer par rapport à ce qu’il ressent et s’éloigne de plus en plus de la spiritualité, de l’action collective et de la démarche philosophique.

Des pistes pour un changement durable

Dans un premier temps : discipliner l’utilisation de smartphones et des réseaux sociaux pour éviter qu’ils ne nous envahissent trop, qu’ils annihilent notre volonté et favorisent une forme de dépendance.
Ensuite se réenchanter, retrouver la contemplation de la beauté du monde autour de nous. Retrouver la vie intérieure.
Enfin retrouver le goût d’agir ensemble. Tocqueville conseillait de « multiplier à l’infini les occasions pour que les citoyens agissent ensemble et leur faire [ainsi] sentir qu’ils dépendent les uns des autres ». Le sentiment d’autosuffisance que nous évoquions plus haut est une illusion.

Nous avons plusieurs leviers pour retourner à un rapport plus profond à nous-mêmes : la pratique des arts, la contemplation, l’action désintéressée de volontariat, l’intériorisation ou des temps de flottement assumés. Des actions simples qui peuvent recréer la présence à soi, aux autres, des liens concrets d’entraide, loin des miroirs noirs dans lesquels se noie aujourd’hui le Narcisse moderne.

(1) Métamorphoses d’Ovide, chant 3
(2) Like : nombre de j’aime dans les réseaux Facebook, Linkedin ou Instagram
(3) Smiley : Figure schématique, représentée par une combinaison de symboles insérés dans une ligne de texte et renseignant sur l’humeur du rédacteur
(4) Post-vérité : Concept selon lequel nous serions entrés dans une période (appelée ère de la post-vérité ou ère post-factuelle) où l’opinion personnelle, l’idéologie, l’émotion, la croyance l’emportent sur la réalité des faits
(5) Voir : L’ère de l’individu tyran, la fin d’un monde commun, Éric Sadin, Éditions Grasset, 2020

Documentaire Derrière nos écrans de fumée, film réalisé et coécrit par Jeff Orlowski, disponible sur Netflix https://www.francetvinfo.fr/culture/series/netflix/derriere-nos-ecrans-de-fumee-le-documentaire-qui-va-peut-etre-vous-sevrer-des-reseaux-sociaux_4115743.html

Article rédigé avec la collaboration de Chloé Bizien, à partir de la conférence donnée par Fernand Schwarz le dimanche 15 novembre 2020, Nouvelles Technologies et perte de la profondeur ou le mythe de Narcisse
par Fernand SCHWARZ

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