«Les origines du monde, l’invention de la nature au XIXe siècle »
Le XIXe siècle et le changement de paradigme dans les sciences et les arts
Le XIXe siècle est celui de l’essor des sciences naturelles, avec dans son cœur la théorie darwinienne de l’évolution qui bouscule la place de l’homme dans la nature. Le musée d’Orsay consacre pour la première fois une exposition (1) à la croisée des sciences et des arts qui retrace les thèmes de ce questionnement et confronte les principaux jalons des découvertes scientifiques avec leur parallèle dans l’imaginaire des artistes.
« Cette exposition analyse le rapport entre arts et sciences au XIXe siècle, au moment où surgissent des problématiques dont nous sommes les héritiers. Sur fond de révolution industrielle et d’essor des empires coloniaux, la science moderne se consolide et l’inventaire de la nature se cristallise, nourri par les découvertes des expéditions scientifiques.
Dans le même temps, l’exploitation croissante de la nature se double d’une conscience de plus en plus aiguë de sa fragilité, ce qui donnera naissance à l’écologie.
C’est le siècle où la théorie de Darwin sur les origines des espèces bouleverse définitivement la place de l’homme dans le monde. Privé de toute transcendance, il est réintroduit dans une généalogie du vivant, au sein d’une nature désormais pensée comme un écosystème.
Quelle sera la place de l’homme au sein de la nature, vis-à-vis du monde animal et de sa propre animalité ? Autant de questions cruciales qui n’ont rien perdu de leur pertinence à l’heure où grandissent les défis environnementaux. » (2)
Du jardin de l’Eden à la fragilité du monde
Dans le monde occidental, la relation de l’homme avec la nature a longtemps été façonnée par les récits bibliques de la Genèse. Jusqu’à l’essor des sciences, le monde reste vu comme un jardin ; la nature est là pour servir l’homme, tout est classifié en fonction de ses besoins.
Dans la beauté des formes vivantes on admire la Création, et non la nature sauvage
Les peintres naturalistes et animaliers illustrent la beauté et la variété du monde que l’on perçoit comme immense et inépuisable. Mais bientôt cette vision sera brisée : la découverte des ravages exercés par l’homme dans les Nouveaux Mondes (déboisement, extinction des espèces, épuisement des ressources naturelles) déjà soulignés par Jean-Baptiste de Lamarck (1744-1829) et Alexandre de Humboldt (3), préfigure une pensée écologique.
Le grand recul de l’horizon des origines
Le XIXe siècle est celui de la science et tout particulièrement des sciences de la vie et de la Terre. Les naturalistes et les artistes embarqués lors des grands voyages d’exploration scientifique (tels Nicolas Baudin en Australie, Alexandre de Humboldt en Amérique du Sud et Charles Darwin Amérique du Sud et en Australie) s’émerveillent devant la diversité des espèces vivantes.
Les géologues découvrent l’inimaginable ancienneté de la Terre ; des artistes les suivent et la peinture de paysages se peuple de volcans, glaciers, déluges, tempêtes…
L’étude des fossiles révèle l’antiquité de la vie. Avec la découverte des espèces éteintes (Georges Cuvier), la chronologie biblique et la fixité des espèces sont remises en cause. (4)
La paléontologie révèle l’ancienneté de la vie humaine et l’on tente de se représenter les lointains ancêtres de l’humanité. La découverte de l’homme préhistorique questionne : comment le représenter ? Qui était le premier artiste ?
La révolution de l’évolutionnisme
Ces découvertes font éclore l’idée d’une évolution du monde vivant à partir d’ancêtres communs : la perception de l’antiquité du monde et l’explosion de la diversité des espèces permettent d’imaginer une histoire de la vie se déployant sur une très longue durée.
À l’échelle linéaire des êtres, de Dieu jusqu’au monde inorganique, qui avait dominé l’imaginaire occidental, se substitue l’image d’un arbre de vie buissonnant, dans lequel les espèces sont liées par des liens généalogiques (Charles Bonnet, Jean-Baptiste Lamarck, Charles Darwin, Ernst Haeckel).
Charles Darwin et Russel Wallace théorisent la sélection naturelle comme mécanisme principal de l’évolution des espèces, auquel Darwin propose d’ajouter la sélection sexuelle. Le principe de la sélection par la nature des individus les plus aptes, qui implique la persistance des variations utiles à la survie dans un milieu donné pour les générations suivantes, a été interprété comme une « lutte pour la vie », une compétition sanglante entre individus et entre espèces. Ce n’était pas son propos comme le fait de dire que l’homme descend du singe, mais que les deux ont un ancêtre commun, ce qui se rapproche des dernières recherches en paléoanthropologie.
L’unité de la nature : de la phylogenèse à l’ontogenèse
Ernst Haeckel (1834-1919) se fait l’apôtre du darwinisme. Marqué par l’idée goethéenne de l’unité de la nature dans toutes ses métamorphoses, il met l’accent sur l’origine de la vie à partir du monde inorganique, et sur la « récapitulation » de l’évolution des espèces (phylogenèse) lors du développement de l’embryon (ontogenèse). Cette théorie aura une importance heuristique capitale et influencera non seulement la biologie, mais encore la psychologie, la psychanalyse, l’éthologie et la criminologie. Les néo-lamarckiens français souligneront la coopération et la solidarité entre les espèces plutôt que la « lutte pour la vie ».
Influence sur l’Art nouveau et les arts décoratifs aux portes du XXe siècle
Pour Haeckel, la beauté est « fabriquée » par les lois de la nature créatrices de formes, et il la trouve jusque dans les organismes unicellulaires, tels les microscopiques radiolaires (5) aux étonnantes carapaces siliceuses. Ses travaux inspireront les nouvelles formes dans l’art décoratif, comme la porte monumentale de l’Exposition universelle de 1900 inspirée de ses planches.
L’Art nouveau et le symbolisme témoignent d’une fascination pour les origines de la vie : formes unicellulaires, animaux marins ou embryonnaires s’insinuent dans des univers indéfinis. Le monde infiniment petit, la botanique et les profondeurs océaniques inspirent les Beaux-arts comme les arts décoratifs (René Binet, Émile Gallé, Louis Comfort Tiffany, Constant Roux, Odilon Redon, Claude Monet).
De l’évolution à l’ésotérisme
Après s’être confrontés à l’évolutionnisme, certains artistes refusent la naturalisation de l’homme et le scientisme. Ils recherchent une spiritualité nouvelle et une immortalité laïque, inspirée de la pensée orientale, à travers l’ésotérisme et le spiritisme (6) (Gabriel Von Max) ou dans la théosophie et l’anthroposophie qui accompagnent la naissance de l’art abstrait (Kandinsky, Kupka, Mondrian, Hilam af Klint).
Dans son ouvrage théorique Du spirituel dans l’art (1910), Kandinsky décrit le tournant spirituel provoqué par l’ébranlement de la religion, de la science et de la morale ; selon lui, les arts, la peinture, la musique peuvent offrit une voie de sortie à « la grande obscurité qui approche. », à condition de trouver des « formes nouvelles », des formes pures.
La Suédoise Hilma af Klint peint des tableaux sur la matérialisation de l’âme, les âges de la vie, le Temple ou la géométrie de l’univers. Dans son triptyque, Evolution (1911), Piet Mondrian représentera l’éveil de l’âme à la conscience, puis à la spiritualité pure ; la figure féminine qui incarne ces trois états est enceinte, sans doute de cet « homme futur », dont le peintre souhaite l’avènement.
Epilogue : quel devenir pour les rêves de la Modernité
Les deux guerres mondiales comme les dérives des théories darwiniennes (darwinisme social et eugénisme) frappent la conscience d’une humanité qui se sait désormais capable du pire.
En parallèle, la biologie, la génétique, l’écologie rapprochent les destinées de l’homme et de l’animal. Avec la Sixième Extinction, la Terre redevient un monde clos, fini, menacé d’anéantissement.
Comme jamais auparavant, l’homme est aujourd’hui sommé de repenser sa relation avec la nature, qu’il peut aborder avec un regard orphique, où il se sent un avec la nature et agit en coopération et compréhension ou reste dans son approche prométhéenne, comme maître dominateur qui la réduit à des ressources à son service. (7)
Dans un cas, on la regarde comme un Être Vivant, porteur d’âme et de conscience ; dans l’autre, comme objet inanimé et purement matériel.
Ce regard dira qui nous sommes et quel choix faisons-nous pour l’humanité future.