L’univers de DUNE, un monde aride représentant une plongée en soi-même
« Dune » offre une image de l’inconscient travaillé par des influences multiples. Son héros, Paul Atréide, exprime une tentative de résoudre ces conflits.
Frank Herbert a connu la consécration en 1965 en écrivant Dune (1). Il y raconte, dans un futur très lointain, la lutte menée entre elles par deux puissantes familles, les Atréides et les Harkonnen, pour la possession de la planète dénommée officiellement Arrakis, surnommée Dune par ses habitants en raison de son caractère désertique. Celle-ci recèle en son sein un produit extrêmement convoité, l’épice.
Le conflit se passe au sein d’un empire galactique dominé par un empereur au pouvoir duquel les grandes familles sont théoriquement maintenues en sujétion.
Dans son œuvre, l’écrivain s’interroge sur les drames écologiques connus par la Terre. Mais au-delà de ces préoccupations, existe une dimension psychologique faisant correspondre chaque protagoniste à des types de caractère particuliers. Là transparaît l’intérêt que Frank Herbert avait éprouvé dans sa jeunesse pour Carl Gustav Jung (1875-1961), célèbre par sa théorie de l’inconscient collectif.
La planète Arrakis, projection des profondeurs de la nature humaine
L’homme est une synthèse des forces de l’univers et chaque planète est en résonnance avec le fond de son âme. Lieu de l’action, Dune s’assimile à l’inconscient et concrétise le monde des archétypes. Son premier caractère est celui d’aridité attaché au désert, donnant de la planète l’image d’une certaine pureté, celle de tous les commencements et de tous les possibles. Chacun sait l’importance prise par le désert dans les religions monothéistes.
Cette vie spirituelle tire sa force d’une substance dynamique, l’épice, laquelle permet de prolonger la vie, de raccourcir les voyages des vaisseaux spatiaux, de prédire l’avenir.Elle représente une dimension sacrée présente en l’âme de l’individu, « l’incarnation et la révélation de Dieu lui-même » (2). Son caractère mystique l’apparente au Graal. Mais l’œuvre de Herbert ne saurait être comparée à un voyage initiatique car l’épice fait sentir sa présence tout au long de l’œuvre. De manière plus subtile, est fait état d’une opération alchimique.
Estimant que Dieu était présent dans la nature, les alchimistes d’antan désiraient renouer contact avec la materia prima ou matière originelle, l’essence absolue d’avant le chaos. « [La materia prima] représente la substance inconnue qui porte la projection du contenu psychique autonome. Une telle substance ne pouvait naturellement pas être spécifiée, parce que la projection émane de l’individu et est, par conséquent, différente dans chaque cas » (3) disait Jung. Ainsi était l’épice, sorte de materia prima présente dans l’univers, pierre philosophale objet de quête. Mais si elle a pu prospérer sur Arrakis c’est au prix de conséquences tragiques pour l’environnement. Son exploitation a entraîné une désertification de Dune.
Si l’épice exprime la vie spirituelle, l’eau est l’image de la vie terrestre et naturelle ; l’une et l’autre sont complémentaires. La possibilité existe cependant de faire renaître cet éden, projection de la force morale manifestée par la personne pour se trouver à partir de la plus saine relation avec les richesses de son inconscient collectif symbolisées par l’épice.
Sur cette terre désolée vivent les Fremen, les « hommes libres », esprits de la nature, à l’égale des lutins, gnomes, farfadets peuplant les folklores de nos pays. Leur caractère spirituel transparaît dans leurs yeux d’une couleur uniformément bleue comme le ciel. Libres, ils le sont par la façon dont ils ont su faire leur ce monde d’Arrakis, ne comptant que sur leurs forces personnelles pour survivre.
« Qui pourrait se déplacer sur le sable avec autant d’assurance ? » (4) juge Paul avec lucidité. En eux-mêmes seulement, ils ont résolu de trouver ce qui leur manque pour compenser la difficulté à trouver de l’eau. Tel est l’usage du distille, cette combinaison particulière leur permettant d’user de l’eau de leur corps.
Forts de ces conquêtes, les habitants de Dune ont été armés pour gérer leurs relations avec les vers géants gisant sous les sables, symboles de la puissance de la nature, aussi de notre inconscient susceptible de subjuguer l’individu s’il n’y prend garde. « Seul un animal particulièrement compliqué et irréel pouvait exprimer, semble-t-il, un élément psychique étranger lui aussi à la réalité concrète » (5) disait Jung. De ces êtres dépendent l’épice dont ils assurent la reproduction. « S’il existe un rapport entre l’épice et les vers, en ce cas tuer le vers pourrait signifier la destruction de l’épice » (6) convient Paul.
Barbarie et civilisation dans l’univers de Dune
Les autres habitants de l’univers n’ont pas acquis le même état d’esprit. Connaissant la démesure, l’empereur Shaddam IV n’hésitera pas à donner libre cours à ses instincts de domination incarnés par son âme damnée, le baron Harkonnen, image de la bestialité même. En aucun cas, il n’a témoigné de l’humilité nécessaire pour tenter de s’adapter au mieux à la réalité de l’épice. « Lorsqu’ils vous ont permis de monter sur le trône de votre père, ce n’était qu’avec l’assurance que l’épice continuerait de se déverser. Vous avez trahi votre engagement, Majesté » (7) lui dit Paul.
Les sardaukars, soldats humanoïdes sans âme, représentent la science hors de tout contexte éthique. De tels êtres finiront par être vaincus par les habitants de Dune. L’empereur est aidé par le CHOM, ghilde commerciale ne voyant la production de l’épice que sous l’angle du profit. Ils subiront le pouvoir de la substance et, à l’exemple des compagnons d’Ulysse transformés en bêtes par l’enchanteresse Circé, leur corps prendra peu à peu la forme de poissons.
Cette dualité que n’ont su dépasser ces êtres est illustrée dans le roman d’Herbert par la féroce rivalité opposant Atréides et Harkonnens, la civilisation contre la barbarie.
Qu’est-ce que la civilisation ? Qu’est-ce que la barbarie ? À l’exemple de Prométhée dérobant le feu aux dieux, la civilisation représente un progrès graduel de la conscience humaine sur sa nature animale. Encore convient-il de savoir canaliser les forces obscures et puissantes de la conscience profonde.
Ce caractère ambigu dévolu au bien véritable est exprimé par le duc Leto, chef de la famille Atréide. Celui-ci a le désir de bien agir et veut se concilier les Fremen. Mais il reste prisonnier d’un système. Finalement, c’est par un traitre, le docteur Yueh, qu’il sera confronté à son destin. « La trahison peut être le fait d’une intelligence supérieure, entièrement affranchie des idéologies civiques » (8) disait Paul Léautaud. En trahissant au profit des Harkonnen, Yueh s’est montré plus proche de l’harmonie générale représentée par la relativité du bien et du mal que son ancien maître.
Finalement triomphent les Harkonnen. Barbares, ceux-ci le sont par leur comportement en usant de la seule violence, la conscience agissant exclusivement sous l’empire de la raison. La mentalité du baron est évocatrice : « Il se découvrait tout à coup sous l’aspect d’un chirurgien tranchant, incisant sans cesse, ôtant leurs masques aux fous, mettant au jour l’enfer » (9) dit-il. L’inconscient se venge en faisant sentir sur la conscience son emprise.
Paul Atréide, héros ambigu
Toute la trame du roman est centrée sur le héros Paul Atréide. Qu’est-ce qu’un héros ? Pour Carl Gustav Jung, le héros est un mythe de la jeunesse représentant la difficile construction de la personnalité. « La fonction essentielle du mythe héroïque est le développement, chez l’individu, de la conscience de soi » (10) affirmait-il. Pour cela médite la princesse Irulan, fille de l’empereur Shaddam IV : « La grandeur est une expérience passagère » (11). Le héros est l’image de celui qui, se confrontant à son dragon intérieur, tire de lui seul les principes, ceux-ci symbolisés par les ressources de Dune, susceptibles de guider son action.
L’un des êtres qui vont l’aider est le Liet Kyne, le « vieux sage ». Chaque épopée propose un personnage de cet ordre, l’homme vénérable en imposant à ses semblables par son expérience (Nestor dans L’Iliade…). Liet Kynes, le planétologue, a le désir de redonner à Arrakis sa riche nature d’autrefois. « On pourrait ici développer certaines harmonies qui s’entretiendraient elles-mêmes » (12) soutient-il. Pour ce faire, il faut que les nappes d’eau enfouies dans les profondeurs sous les sables du désert puissent peu à peu inonder la surface.
Liet Kynes s’assimile à l’être donnant les conseils les plus avisés en vue de permettre la transcendance de soi. Plus profondément en lui, Paul va trouver des ressources, ainsi quand il prend contact avec son âme féminine incarnée par le Ben Gesserit, ordre féminin au caractère religieux. L’auteur de Dune estimait que les femmes de l’époque actuelle, dans leur nature essentielle, n’étaient pas assez valorisées. « L’homme devrait vivre en homme ; la femme, en femme » (13) opinait Jung.
Au Ben Gesserit appartenait Jessica Atréides, la mère de Paul, laquelle entendait bien prendre ses distances à l’égard de son ordre. « L’esprit continue de fonctionner quoi que nous fassions pour l’en empêcher » (14) reconnaît-elle lucidement. Jessica usera de ses talents pour permettre à son fils de s’adapter afin de mieux asseoir son pouvoir sur les habitants de Dune. Chani, la belle Fremen, fera le lien entre elle et la personnalité de Paul.
Chez ce dernier, tout ne sera dès lors qu’accouchement : sa fuite à bord d’un appareil volant accompagné de sa mère, la léthargie dans laquelle il sombre après avoir absorbé l’eau de la vie, son combat victorieux contre l’un des vers géants de la planète, sa victoire définitive contre le neveu du baron Wladimir Harkonnen Feyd Rautha, envers du héros. Malgré tout, il demeure ambigu. Quand on apprend que sa mère a été engendrée par le baron Vladimir Harkonnen, on réalise qu’il détient en lui la nature des deux familles rivales et qu’il va lui appartenir de faire la synthèse entre influences contraires. « Je suis quelque chose d’inattendu » (15) avoue-t-il. Ce constat donnera leur justification à ses choix futurs, ceux-ci d’une particulière acuité une fois que l’épice lui aura donné le don de prévoir l’avenir. Il ne peut agir conformément à un bien préconçu et il lui faut trouver par lui-même sa propre vérité, celle-ci n’étant pas sans rappeler le Tao de la pensée chinoise, concept mystique. Avec terreur, il réalise à quoi le conduira la conduite des Fremen, la guerre sainte menant ceux-ci à la conquête de l’univers. « Paul comprit la futilité de ses efforts pour modifier même en partie ce qui se passait. Il avait cru pouvoir s’opposer au Jihad, seul, mais le Jihad serait » (16). Son destin trouvera malgré lui son accomplissement. « [Gengis Khan] a tué… quatre millions de personnes, peut-être […] il y a aussi un autre empereur que je voudrais que tu remarques. Un certain Hitler. Il a eu plus de six millions de morts à son actif, je crois » (17), confie-t-il, amer, à son ami Stilgar.
L’un des êtres qui l’entourent va avoir un rôle déterminant dans son devenir, Duncan Idaho. Tué au cours de la narration, il reparaîtra dans Le Messie de Dune, sous la forme d’un ghola, clone a priori parfaitement déterminé. Mais son ancienne personnalité va revivre en lui et finalement il sera le témoin de l’apothéose de Paul. Trahi par ses proches, celui-ci va se sacrifier en s’enfonçant dans le désert de Dune. « Il ne fera qu’un avec le désert […] Par le désert, il sera accompli » (18) dit Duncan Idaho. A l’exemple d’Hercule montant sur le bûcher du mont Oeta, la mort de Paul symbolise la réalisation du Soi valorisée par Jung, « l’être qu’une fois pour toutes et en lui-même, il doit être (19) », la force d’âme que d’aucuns sont appelés à acquérir.
Aventure, avenir, les deux mots ont la même racine. Le caractère chaotique des romans d’aventures est de nature à provoquer en l’individu un choc psychologique suscitant en lui la volonté de transformer l’avenir. Tel est le monde de Dune, établissant des correspondances entre les éléments de l’univers et les valeurs éternelles de l’humanité dont la conscience profonde de chacun est le réceptacle.