Platon, une pensée d’actualité
La pensée de Platon a eu une énorme influence dans la pensée et les multiples domaines du savoir et de l’action humaine, depuis l’Antiquité à nos jours tout autour de la Méditerranée. Un thème qu’a développé un colloque international, organisé à Marseille entre le 29 novembre et le 1er décembre 2013.
C’est à Marseille, capitale européenne de la Culture en 2013, que s’est tenu du 29 novembre au 1er décembre, dans le lieu prestigieux du Fort saint Nicolas, un colloque international réunissant vingt-sept intervenants de onze pays différents d’Europe et d’Asie, autour du thème de L’Odyssée et les mutations de la dialectique de Platon à nos jours, pour comprendre les enjeux d’aujourd’hui. Ce colloque a célébré le 2400ème anniversaire de la fondation de l’Académie de Platon à Athènes, quelques jours après que cet événement ait été célébré à Athènes même. Organisé par l’Institut International Hermès de sciences humaines, qui promeut une approche interdisciplinaire, il a été réalisé en partenariat avec le Club Héritage UNESCO, le club HEC Histoire et mémoire, et la Maison de la Philosophie à Marseille.
Ce Colloque s’est proposé de réfléchir à l’héritage et à l’actualité de la pensée platonicienne, cette pensée qui a fécondé de nombreux courants dans l’Histoire et tracé des routes par lesquelles elle s’est propagée, provoquant ici et là des orientations novatrices et créatrices.
L’Odyssée de la dialectique platonicienne
Les nombreux intervenants ont montré avec beaucoup de talent les différents visages de la dialectique platonicienne dans diverses périodes de l’Histoire, de l’Antiquité méditerranéenne aux temps présents, en passant par le Moyen-Âge et les temps modernes. Mais surtout, leurs interventions ont permis de dégager des pistes de réflexion, des alternatives de pensée pour le XXIème siècle. Le dialogue intérieur, le dialogue avec l’autre, les relations subtiles entre l’Un et le multiple, l’actualité de la vision platonicienne dans les sciences, dans le droit ou la politique, tels sont quelques-uns des thèmes abordés durant ce colloque, dont nous avons résumé ci-dessous les temps forts.
Fernand Schwarz, président de l’Institut International Hermès, situe d’emblée l’enjeu de cette odyssée de la dialectique platonicienne : si la pensée de Platon a permis autant de développements et de rebondissements, c’est qu’elle a apporté de puissantes inspirations dans les multiples domaines du savoir et de l’action humaine. La dialectique notamment, est une méthode précieuse qui fut interprétée selon les époques de manière différente, apportant des conceptions apparemment contradictoires, mais toujours reliées entre elles.
La dialectique de Platon puise ses racines chez les deux grands philosophes présocratiques, Héraclite et Parménide, les tenants respectifs du mouvement perpétuel et de l’unité immobile de l’Être. La philosophie de Platon réconcilie ainsi Héraclite et Parménide, et démontre que l’idée est concrète et que penser est un mouvement.
Fernand Schwarz explique la continuité et la diversité de la dialectique à travers un certain nombre de caractéristiques, comme le rapport entre le réel et le pensé, l’idée du mouvement, les liens entre identité et altérité, le choix entre contradiction et différence.
Ensuite, c’est l’art du dialogue, instrument privilégié de la dialectique, qui nous est présenté par Philippe Guitton, praticien du dialogue socratique, qui nous a fait entrevoir la jubilation, mais aussi les difficultés à affronter nos opinions et préjugés les plus ancrés.
Avec les interventions suivantes, nous avons continué d’explorer les racines de la pensée platonicienne. Une intervention originale sur le lien entre la pensée de Platon et les Upanishads (1), trésor de la pensée indienne du deuxième millénaire avant notre ère ; puis, les apports de l’École de Tübingen (2) sur l’enseignement oral de Platon, qui aurait transmis des connaissances sur la naissance et l’évolution de l’univers et de l’humanité de manière exclusivement orale, enfin, un exposé sur les liens mieux connus entre la pensée de Platon et les enseignements de Pythagore (3).
Le néo-platonisme
Une fois exposés les fondamentaux et les sources de la pensée de Platon, c’est au récit de l’odyssée de cette pensée auquel nous a convié le colloque, avec d’abord le néo-platonisme, rayonnement de la civilisation méditerranéenne. Les grandes figures du néo-platonisme ont été évoquées avec talent par des intervenants, qui nous ont fait partager leur passion pour ces philosophes. Tour à tour, Plotin, Proclus, Denys l’Aréopagite, Nicolas de Cues ont été expliqués, dévoilés, eux qui ont tous rendu hommage à la pensée platonicienne et ont apporté la lumière dans des temps historiques tourmentés. La vision éclectique de Plotin qui se fait l’interprète de son temps des idées de Platon, le lien entre le désir mystique et la réflexion métaphysique pour Proclus, l’image du Bien associé à la Lumière de Denys, la conciliation des opposés, l’unité des religions, le lien entre l’Un et le multiple chez Nicolas de Cues, tels furent quelques thèmes passionnants développés à propos de ce courant néo-platonicien qui a duré plus de mille ans. Pour clore cet immense panorama, Guy Ferry a permis de comprendre que l’évolution de la culture philosophique russe a toujours été liée au platonisme, et qu’à la fin du XIXème siècle et début du XXème siècle, la diffusion des idées platoniciennes fut renforcée par l’ample écho que rencontra la philosophie de Schelling (4) en Russie.
L’héritage de la philosophie platonicienne
Le lendemain, le colloque s’est poursuivi avec le thème de l’héritage de la philosophie platonicienne dans les trois Religions du Livre. Comment le platonisme a exercé une influence décisive sur le monde arabo-musulman, sur la pensée juive et sur la théologie chrétienne. Un grand voyage dans le temps et l’espace que l’évocation des grands philosophes platoniciens d’Andalousie, de ceux du monde persan, mieux connus grâce à Henry Corbin (5). Les divers intervenants originaires d’Espagne, du Portugal et d’Israël ont montré l’ouverture et la tolérance apportée par les philosophes platoniciens à l’époque médiévale. Nous avons redécouvert le génie allégorique de Philon d’Alexandrie, les dialogues de l’Amour de Léon l’Hébreu, les plus célèbres des philosophes andalous, comme Ibn Gabirol. Et le rôle de Byzance a aussi été évoqué où diverses synthèses philosophiques et mutations de la dialectique ont vu le jour.
Un moment de questionnement a ensuite été offert à tous les participants sur le défi actuel du platonisme. En effet, les dialogues de Platon développent une vision du monde, de l’homme, de sa destinée bien précises, mais aujourd’hui, comme l’a rappelé Tim Addey, ils continuent de nous interroger sur trois grands sujets : la place des dieux dans la vie humaine, la réalité indépendante des Idées-Formes par rapport au monde sensible, et l’immortalité de l’âme. Un questionnement salutaire, pour mieux comprendre ce qui nous sépare de l’époque de Platon, mais aussi ce qui nous en rapproche, si l’on ne veut pas séparer la vision métaphysique et spirituelle de la réalité avec sa pratique éthique quotidienne.
L’actualité du message de Platon au XXIème siècle
Ce fut une excellente transition avant d’aborder le thème de l’actualité du message de Platon au XXIème siècle dans les sciences et la politique au sens large du terme. En effet, à partir des paradigmes contemporains et de la nécessité d’une meilleure compréhension de la mondialisation, la pensée platonicienne offre des perspectives renouvelées pour la science et la gouvernance de nos sociétés. Et tout d’abord la science. Les défis que rencontre la science aujourd’hui la conduisent à des interrogations sur la pluralité des mondes, l’unification des lois de la nature, la confrontation aux limites et la conciliation des opposés. Ils nous demandent de relier la raison à l’imagination, et de voir le monde autrement.
Deux moments exceptionnels dans ce colloque, devant un public enthousiaste, les interventions du philosophe des sciences Jean Staune (6), à qui le public a pu poser de nombreuses questions, puis celle de l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan (6). Jean Staune a montré que le platonisme est aujourd’hui incontournable en sciences et qu’on assiste à un changement de vision ou de paradigme. De très nombreux mathématiciens soutiennent des positions platoniciennes, y compris des scientifiques agnostiques. Par exemple, Kurt Gödel (7), connu pour son fameux théorème, pose le problème de la vérité, si cher à Platon, plus vaste que celui de la démonstrabilité. Mais surtout, la grande révolution qui s’annonce est le retour du platonisme dans les sciences de la vie.
Dans l’interview pré-enregistrée avec Fernand Schwarz, Trinh Xuan Thuan a montré que la nature nous éblouit de sa beauté visuelle, mais qu’il y a aussi une beauté dans l’ordre de l’univers. Il a expliqué ce que nous pouvons comprendre par une belle théorie. Trinh Xuan Thuan se sent très proche des idées platoniciennes, mais il reconnaît que la majorité de ses collègues scientifiques ne partagent pas forcément sa vision.
La pensée de Platon et la politique
La matinée du dimanche fut consacrée à Platon et la politique. Quelles peuvent être les inspirations platoniciennes pour la gouvernance d’aujourd’hui ? Par sa compréhension de l’âme humaine et sa recherche de justice, la pensée de Platon offre des questionnements essentiels pour l’avenir politique de nos sociétés. Selon Fernando Figares, la politique, pour Platon, doit être dirigée avec une forte exigence éthique, car sans modèle, sans finalité transcendante, l’homme se fragilise et perd ses convictions. Pour Juan Manuel de Faramiñan, le manque d’éthique politique, associé à la crise économique, contribue à la perte du sens du bien commun et de la force morale du citoyen. Des œuvres de Platon, nous pouvons sauver des concepts utiles pour le XXIème siècle : l’éducation à l’exercice de la vertu pour nos dirigeants, à la prudence et tempérance pour les juges, l’égalité entre hommes et femmes. José Osuna a également rappelé, dans son exposé sur la Lettre VII de Platon, comment on peut agir contre les tyrans, par des moyens pacifiques.
1913, la rupture des paradigmes
Enfin, Fernand Schwarz a expliqué que la rupture d’un certain nombre de paradigmes en 1913, avec notamment la redécouverte de l’inconscient, la revalorisation de l’imagination, les études sur les mythes, le sacré, a un écho particulièrement puissant un siècle plus tard, en 2013. En guise d’illustration, Pierre Wertheimer, président du Club HEC Histoire et Mémoire, a évoqué la figure de Roland Garros (8), qui, au XXème siècle, pratiqua la dialectique dans son travail pour saisir l’essence de l’aviation et transmettre généreusement son savoir au service de l’humanité.
De nos jours, de nombreuses interrogations platoniciennes refont surface, comme autant de pistes fructueuses pour penser l’avenir, alors que l’individualisme ambiant et la fragmentation de nos sociétés nous plongent souvent dans une vision pessimiste concernant notre futur.
L’harmonie des contraires, solution pour le XXIème siècle ?
Et la clôture du colloque, faite par Fernand Schwarz, fut particulièrement impactante. En voici un résumé. «Le monde qui nous entoure souffre d’une immense perte de repères. Comme la formation d’une identité est un lent processus dialectique, en amenant les différences à la limite, en travaillant les opposés, nous pouvons progresser pas à pas vers des solutions d’union. Vivre à la fois le Un et le multiple est une nécessité toute particulière aujourd’hui, dans nos sociétés fragmentées et disloquées. La tentation serait de se réfugier soit vers l’Un, soit vers le multiple. Platon nous apprend qu’on ne peut pas penser la différence comme une simple absence d’identité. Avec l’idée du Même, il est nécessaire qu’il existe une idée propre de la différence. Cette différence ne peut pas être vue comme une négation du Même. Platon a capté une idée et a donné un concept important : l’Autre est une autre idée du Même. C’est la relation de l’Autre vers le Même et du Même vers l’Autre qui va permettre la gestion de l’Un et du Multiple. Ce dialogue est à encourager auprès de l’homme du XXIème siècle : l’Être, le Même, l’Autre, car il est le seul à permettre de penser en même temps l’identité et la différence. Le problème de nos sociétés actuelles n’est pas seulement sociologique mais métaphysique. D’où l’apport de l’École de la philosophie à la manière classique. Une société peut gérer l’autre et le même si nous acceptons, en premier lieu, la production de biens métaphysiques. Le partage par des gens qui produisent des biens métaphysiques n’est pas si lointain, ni totalement perdu. Manifester de la fraternité vis-à-vis des autres, le courage devant les difficultés, l’amour, ce sont des biens métaphysiques. Faire des choses justes, c’est produire des biens métaphysiques. Mais quand on pense que l’on peut acheter la Justice, consommer l’amour, décréter la fraternité, alors ces biens perdent leur valeur métaphysique. Aujourd’hui, nous vivons l’inversion des échelles de valeurs.
Pour passer de la théorie à la pratique, il faut la vie, la continuité dans l’action, afin que l’expérience enrichisse notre conscience. Et accepter la contradiction, les paradoxes et les fragilités humaines. Nous avons besoin d’un réveil très important de l’initiative citoyenne, pas institutionnelle. Les discours de certains institutionnels peuvent être remarquables mais les gens ne se sont pas appropriés les enseignements pour produire des biens métaphysiques.
Nous devons accepter de faire ce que nous pouvons avec les moyens que nous avons, et notamment ce que nous avons à l’intérieur de nous-mêmes. Et même s’ils paraissent virtuels, par l’action, ils deviennent puissants. Il faut changer de perspective. L’Un est et n’est pas à la fois. C’est la troisième des neuf hypothèses de Parménide que finalement je choisis. Selon un vieux mythe égyptien, au début, il y a Atoum, le démiurge ; la prise de conscience de lui-même le sort du chaos et le met dans un certain ordre. Il est appelé « celui qui est et celui qui n’est pas encore ». Celui qui est, parce qu’il produit tout ce qui est, et celui qui n’est pas encore parce que tout n’est pas produit. L’être humain est ainsi car il n’est pas achevé. Nous ne sommes pas des êtres achevés. Notre marge de progression est fabuleuse. Nous pouvons saisir l’occasion, nous pouvons devenir largement meilleurs. Nous avons de l’avenir.»
C’est donc un message résolument tourné vers l’avenir que Fernand Schwarz a adressé au public en clôture de ce colloque réalisé en hommage à la dialectique platonicienne. Toutes les investigations réalisées et présentées dans ce Colloque, vont se poursuivre activement, et notamment avec la célébration en 2014 du 550ème anniversaire de la mort de Nicolas de Cues, grand conciliateur et théoricien de la coïncidence des opposés. Un personnage également très important pour l’Institut International Hermès qui promeut une vision croisée du réel, pour aller au-delà des apparences.
Ce fut donc, un colloque particulièrement riche, et tel un hommage supplémentaire à Platon et à son amour du Beau, une exposition des photographies du photographe israélien Pierre Poulain, intitulée Paradoxes, a ouvert le colloque, et de nombreuses pauses musicales, des sons de la Grèce archaïque à la musique classique, ont enchanté les participants tout au long de ces trois jours.
Nous exprimons un remerciement tout particulier à Guy Ferry, co-fondateur du Club HEC Mémoire et Histoire, qui a eu l’idée de cette manifestation et en a élaboré la structure avec Fernand Schwarz.