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ÉDITORIAL : Résister à l’effacement de l’âme

Le monde dans lequel nous vivons est une apothéose d’illusions et d’apparences, où la négation de l’âme est quotidienne. Envahie d’interactions quotidiennes avec les écrans, d’images et d’informations innombrables, notre conscience peine à prendre de la distance avec les émotions pour retrouver un peu de profondeur. Désormais tout pousse à prendre l’image pour la réalité, et le mirage numérique devient un miroir aux alouettes pour les dernières générations. En 2023, 87 % des jeunes de 14 à 24 ans utilisent des filtres pour modifier leur apparence avant de poster une photo (1). 500 000 chirurgies esthétiques ont été recensées en France en 2023, majoritairement chez les moins de 35 ans. 52 % des jeunes disent se sentir « moins beaux » lorsqu’ils voient leur visage sans retouche (2).

Cette volonté de maitrise de l’image étroitement liée à un désir de performance sociale, fait des ravages dans la construction de soi. Le sociologue français Alain Ehrenberg soulignait déjà en 1991 que le culte de la performance, aplatit l’individu moderne « sommé de se dépasser, de se produire lui-même dans un monde où l’image est devenue la mesure de la valeur ». Comme le reconnaissait Lance Armstrong, déchu de ses titres de champion cycliste après un scandale de dopage : « vouloir gagner à tout prix dans une quête de perfection artificielle, ne conduit au final qu’à se perdre en chemin…»

Dans cette société du paraître, où est passée l’âme ? On parle de sexe librement mais parler de l’âme est prohibé, le mot semble aujourd’hui presque interdit, honteux, relégué au domaine de la religion ou de la poésie. L’âme ne serait plus qu’une vieillerie, à tout le mieux une chimère idéaliste. Pourtant, si l’homme ne se définissait que par son apparence, son enveloppe charnelle, les limites de son regard et les traumas de son parcours de vie, alors Beethoven aurait été réduit au silence, et Stephen Hawking laissé pour compte dans un corps entravé par la maladie. Pourtant une pensée libre d’entraves, a fait que chacun d’eux a transcendé ses limites révélant une force intérieure qui dépasse la matière.

Quels que soient les obstacles, comme le dit si bien François Cheng :« si l’esprit raisonne l’âme, elle, résonne ». Et quand elle se déploie malgré la souffrance, celle-ci reconnue et transformée, devient un chemin qui révèle la force de l’être. Car, l’âme ne se mesure pas aux réalisations professionnelles, personnelles, ni à la vigueur du corps. Elle est une forme de feu intérieur qui anime l’individu, lui octroyant cette lumière si particulière, seule à même d’éclairer l’obscurité des circonstances.

Les Jeux Paralympiques de Paris 2024 en sont la preuve récente. Ils ont reflété par leur impact, et l’engouement du grand public, cette prise de conscience de la réalité derrière les apparences et les jeux de pouvoir. Ils ont été la preuve que l’identité ne se mesure pas en centimètres, en force musculaire ou en acuité visuelle, que la grandeur ne réside pas dans la perfection, mais dans la capacité à transcender ses limitations et apparences pour révéler l’essence.

La force de l’âme est celle qui permet de s’adapter au lieu de ne pas faire, comme l’a montré Gabriel dos Santos Araujo, jeune nageur brésilien, quintuple champion paralympique de natation, grâce à une détermination et une technique impressionnante. C’est elle qui permet de voir chaque fois que l’on se relève plutôt que chaque fois où l’on chute, elle encore qui répète mille et une fois : « je ne tombe pas, je me relève », fixant notre attention et notre conscience sur la perspective ascensionnelle, qui seule mobilise l’énergie dans la difficulté.

La philosophie est précisément née de cela, se rappeler que nous ne sommes pas que des corps jetés dans un monde matériel, mais aussi des êtres de conscience mus par une force invisible à l’œil nu. Oui, c’est bien l’âme qui permet aux athlètes paralympiques de nous éblouir, non parce qu’ils « comblent un manque », mais parce qu’ils expriment une volonté pure, une joie intérieure, un dépassement vibrant qui dépasse toutes les normes. Ce ne sont pas des « héros du handicap », mais des révélateurs de cette part en nous qui résiste à l’effondrement. Nous ne sommes pas égaux par nos différences, mais bien par l’essence qui nous anime

« Ce soir, vous nous invitez à changer de regard, à changer d’attitude, à changer de société » disait Tony Estanguet dans son discours d’ouverture des jeux paralympiques. « Ce soir, les révolutionnaires, c’est vous, chers athlètes. De nos ancêtres au bonnet phrygien, vous avez le panache et l’audace. Des révolutionnaires du monde entier, vous avez le courage et la détermination. Comme eux, vous vous battez pour une cause qui vous dépasse. »
Alors, qu’est-ce qui fait notre valeur ? Est-ce notre beauté, notre performance, notre succès ? Ou bien cette capacité à transformer l’épreuve en lumière, la souffrance en sagesse, la contrainte en grandeur ? Non ce n’est pas un sujet de philo pour le bac, c’est un enseignement pour la vie, car la prise de conscience est puissante, les handicapés ne sont pas ou l’on croit…

Oui, la philosophie a un rôle puissant à jouer, un rôle plus vital que jamais, celui de nous réveiller de notre torpeur intérieure et de notre fascination pour la surface des choses. À l’époque où les images se vendent mieux que les idées, où l’on évalue un individu à son profil Linkedin, à ses followers, à son « capital attractif », osons rappeler l’importance de réveiller l’âme. Osons rappeler que la grandeur humaine ne se mesure pas en en diplômes ou en statut social, mais en profondeur, en courage, en silence parfois. L’homme est un être de dépassement, et sa force réside dans sa capacité à faire de la contrainte un levier vers la profondeur. « L’Homme se relève quand il se mesure à l’obstacle » disait si justement Antoine de Saint-Exupéry

Voilà, c’est tout simple, la philosophie, ce n’est pas apprendre à raisonner, c’est apprendre à voir, à regarder là où personne ne regarde, à écouter ce que personne n’entend s’il n’écoute son âme. C’est réapprendre à croire que l’humain n’est pas fait pour l’image, mais pour la conscience. Voilà pourquoi, aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de philosophie. Parce que sans elle, l’âme se tait. Et quand l’âme se tait, l’humanité s’éteint.

 (1) https://www.cidj.com/bien-vivre/sa-sante/chirurgie-esthetique-des-18-34-ans-une-enquete-sonne-l-alerte
(2) https://www.leparisien.fr/societe/ces-ados-qui-ne-supportent-plus-leur-image-non-retouchee-jai-eu-beaucoup-de-mal-a-arreter-les-filtres-11-01-2023-5A4CADBVGJH6LHS7ZF5YESNAAY.php

Thierry ADDA
Président de Nouvelle Acropole France
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de l’école de philosophie Nouvelle Acropole France

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