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Éditorial : Habiter le futur

Bienvenue 2026 …
On nous répète tout le temps que tout va mal, que le monde se défait, que la société est bloquée, que l’école ne marche plus, que demain sera pire qu’hier… au fond, qu’il n’y aurait plus rien à faire, à part commenter la chute.

De manière étonnante, le futur n’a jamais été aussi présent de manière anxiogène dans nos discours, et aussi absent de nos vies. Nous en parlons sans cesse, nous l’anticipons à coups de scénarios, de données, de technologies, mais nous peinons à l’habiter intérieurement, comme si quelque chose en nous était resté bloqué.
Pourtant, habiter intérieurement le futur ne veut pas dire le prévoir, ni le contrôler, ni même l’imaginer de manière détaillée. Ce n’est pas une opération intellectuelle, juste une disposition intérieure.
Habiter le futur ne paraît pas si compliqué, puisque c’est refuser d’être enfermé dans le présent, mais ce fut de tout temps difficile.
Et cela le devient chaque jour encore plus, quand la connexion numérique devient addiction et nous ancre de force dans l’instantanéité des choses.

Connectés à l’extérieur de nous-mêmes, nous en venons à vivre scotchés dans le présent. Immobilisés par la dispersion et la superficialité, nous en perdons tout accès à l’avenir, vivant d’attentes et d’émotions, suspendus dans l’instant.
La vision et le rêve de futur sont dès lors substitués par nos projections et l’attente que les tensions du présent se dénouent. Comme le dit Eva Illouz(1) « Nous n’avons jamais autant vécu dans des conditions culturelles, politiques et psychiques qui créent de l’attente. »
Mais tant d’attente et d’émotions génèrent un appauvrissement intérieur. Tout cela nous tient à la surface de nous-mêmes, altère notre rapport au réel et notre capacité à nous projeter dans un futur, qui en devient angoissant. On vit alors dans un présent saturé, sans profondeur, où le futur n’existe plus que comme une menace, mais jamais comme horizon réel. L’excès de connexion extérieure nous enlise dans un éternel présent dont nous avons bien du mal à nous extraire.

À contrario, le lien au silence, la connexion à notre intériorité, nous libèrent et nous restituent la possibilité d’habiter le futur. La possibilité de sentir que ce que nous faisons aujourd’hui engage quelque chose de plus long que nous, que nos gestes ont une portée, même modeste, au-delà de l’instant.
Habiter le futur, c’est chercher à vivre le présent comme un seuil, en refusant qu’il soit une prison. Mais cela implique de se sentir responsable de ce qui n’existe pas encore, responsabilité sans garantie qui en dérange plus d’un. On plante un arbre dont on ne mangera peut-être pas les fruits, on transmet une culture, un geste, une exigence, sans savoir qui la recevra. C’est une posture intérieure sans logique de rendement.
Au fond, le problème n’est pas le futur, mais notre refus de l’avoir en conscience. Le futur n’est pas par nature un horizon sombre et menaçant, il le devient par notre incapacité à le penser et à le préparer.

Comme disait Romain Rolland, face à un monde qui se défait, il nous faut allier « le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté ».
Voir le monde tel qu’il est avec lucidité, sans illusions, mais aussi agir avec courage pour le changer. Plutôt que de dresser en continu, comme le font les chaînes d’information, la liste accablante des maux de notre époque, il est plus puissant de mettre en lumière les initiatives positives qui témoignent d’un futur en construction.
Comme le disait Lao Tseu, ce n’est pas en maudissant les ténèbres que l’on va faire jaillir la lumière, mais en allumant modestement une bougie. Or il existe des lumières, des initiatives incroyables. Des milliers d’hommes et de femmes qui tentent à travers des actes positifs, comme autant de poches de résistances, de dessiner un autre horizon, de passer de l’homme hébété à l’homme habité.(2)

L’initiative de Tho Ha Vinh, qui a œuvré pour le développement du Bonheur National Brut au Bouthan, transformant un slogan philosophique en un outil concret de gouvernance, est un modèle du genre. Au lieu de se demander seulement combien rapporte un projet, Tho Ha Vinh(3) cherchait à comprendre s’il rend les gens plus présents, plus reliés, plus capables de vivre ensemble. Par exemple, un projet pouvait améliorer les revenus, mais obliger les familles à quitter leurs villages, à rompre les liens communautaires, à passer des heures supplémentaires dans des trajets ou des emplois déconnectés de leur rythme de vie. Sur le papier, les gens devenaient plus riches mais dans les faits, ils devenaient plus absents à eux-mêmes. Moins de temps pour leurs proches, moins de temps pour le silence, pour la transmission, pour la vie intérieure. Plus de stress, plus de dépendance à des systèmes qu’ils ne maîtrisaient pas. Dans ces cas-là, le projet pouvait être refusé.

En termes d’éducation, des programmes inspirés de ce modèle éducatif (happy schools, principes du bonheur national brut) ont été mis en œuvre dans divers pays d’Asie, d’Europe et au-delà, avec des dizaines de milliers d’élèves, montrant ainsi que le silence n’est pas un manque, mais une condition. Que sans temps de calme et d’attention, aucun apprentissage durable ne s’enracine, seulement des réactions rapides et fatigantes. En donnant moins de contenus mais plus de présence, tous ont vécu une amélioration de la capacité d’écoute et de concentration.

Œuvrer pour le futur, c’est accepter les limites du présent et ne pas s’y résoudre, pas besoin d’aller au Bouthan pour cela. Il nous suffit de commencer par refuser de faire le choix de projets qui nous rendent absents à nous-mêmes. On ne peut pas habiter le futur avec une conscience fragmentée et instable. Il faut un minimum de centre, de tenue intérieure, de capacité à penser et à agir sans se dissoudre dans le bruit.
C’est pourquoi, les traditions philosophiques et spirituelles ont toujours travaillé, non pour prédire l’avenir, mais pour former des êtres capables de l’affronter. Tout cela n’est pas très spectaculaire. Il n’y a pas de grand soir, pas de miracle. Juste des femmes et des hommes en mesure de décider que le fatalisme est une paresse, et que notre conscience humaine mérite mieux.

Apprendre à penser, oui, mais aussi à tenir nos convictions dans l’adversité. Apprendre à comprendre, mais surtout à agir. Et surtout mettre notre action au service du réel, là où nous sommes, humblement, à travers le volontariat, la culture, la transmission.

Alors non, tout n’est pas perdu. Tout n’est pas gagné non plus. Mais quelque chose est possible. Les exemples existent. L’espérance est présente au milieu de la difficulté, les victoires de la conscience sont là, modestes et réelles, mais innombrables, présentes pour qui veut les voir. Elles montrent toutes une chose simple. Quand on travaille sur l’humain, l’avenir cesse d’être une menace abstraite, il redevient une aventure.

Heureuse année 2026
Bienvenue au futur.

(1) Reza Moghaddassi, Faire de nos boiteries une danse, Éditions L’Originel, 2023
(2) Eva Illouz, Les émotions façonnent nos démocraties capitalistes, 09/2025
https://lejournal.cnrs.fr/articles/les-emotions-faconnent-nos-democraties-capitalistes
(3) Ha Vinh Tho, Le bonheur national Brut : transformation intérieure et renouveau sociétal, Éditions Jouvence, 2022

Thierry ADDA
Président de Nouvelle Acropole France

© Nouvelle Acropole

La revue Acropolis est le journal d’information de l’École de Philosophie Nouvelle Acropole France

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