Tintoret, l’enfant trouble de Venise
À l’occasion du 500eanniversaire de la naissance de Tintoret, le Musée de Luxembourg organise une très belle exposition (1). On redécouvre ce génie de la peinture qui assure avec son originalité le passage entre l’idéalisme un peu statique de la Renaissance et le mouvement passionné du Baroque.
Jacobo Robusti naît à Venise en 1518 ou 1591 dans une famille d’artisans, d’un père teinturier. Ses origines familiales et sa petite stature lui vaudront le surnom de Tintoretto. Ses dons artistiques se révèlent très tôt et il apprendra son métier de peintre auprès de Bonifacio de’ Pitati. Il fait une brève incursion dans l’atelier de Titien, mais suite à une dispute il en est chassé. Il gardera de cet incident une soif de revanche et en même temps toujours une admiration pour le maître dont il copiera certaines figures et couleurs. En janvier 1538, sans avoir encore 20 ans, c’est déjà un maître indépendant disposant de son propre atelier. Sa détermination et sa rage de réussir lui permettront de franchir les échelons pour s’imposer comme un des trois peintres incontournables du XVIe siècle à Venise, entre Titien, son aîné de trente ans et Véronèse, son cadet de dix an
Le mythe vénitien et les autres influences artistiques et théologiques
La République de Venise se présente dans ce XVIe siècle sur la scène internationale comme une ville parfaite, équilibrée, juste, libre, tolérante, mais aussi capitale des arts et des lettres, auxquels elle offre protection et mécénat. En somme un exemple de buon governo indissolublement lié au bien-être et à la beauté.
Les artistes vénitiens privilégient la couleur au dessin, ce qui les distingue en particulier de l’école de Florence et de Rome.
La légende dit que dans l’atelier de Tintoret il y avait une inscription : « Le dessin de Michel Ange et la couleur de Titien ».
Tintoret a voyagé et intégré ces influences extérieures dans son œuvre, attiré en particulier par la tension et la théâtralité des œuvres de Michel Ange dont il a copié un certain nombre de figures. Il fréquentait des cercles de spiritualité catholique très exposés dans leur tentative de concilier l’orthodoxie catholique et les idées de la Réforme. Ses cycles picturaux, orientés par des conseillers très cultivés, s’inspiraient de la théologie de l’Évangile de Jeanqui se traduit dans son œuvre par le thème de l’opposition entre lumière et ténèbres.
La peinture comme matrice de la vie spirituelle
Sa peinture plus nerveuse et dramatique que le classicisme régnant traduit un besoin de l’âme. Comme l’explique Bérénice Levet (2), Le Tintoret pratiquait les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus et sa théologie de l’appel aux sens. Les images doivent être capables de créer un « sentiment de présence », grâce auquel chaque mystère évangélique devient actuel et vivant. Dans ce sens, la peinture devient matrice de la vie spirituelle. Il veut émouvoir, toucher, frapper l’imagination, subjuguer le spectateur pour qu’il accède au mystère des vérités de la foi chrétienne. Sa peinture est une école d’inquiétude, de non repos. Il crée un sentiment d’inconfort visuel. Le Tintoret veut un spectateur ébranlé, concerné, engagé.
De l’éternité immobile à la mise en mouvement de la vie
Le style du Tintoret rompt avec un art réglé par les idéaux néoplatoniciens d’ordre, d’équilibre, d’harmonie et une peinture figurant l’intemporalité, l’éternité de l’être. Le déséquilibre, l’instabilité et le désordre (bien que maîtrisé) triomphent.
Sa puissance vient du fait que le tableau achevé garde la saveur de l’inachevé, le charme de l’esquisse. Il garde l’impétuosité vivante du premier élan et cela accentue le sentiment de présence vive et toujours active qu’il recherche.
Ses œuvres expriment une dramaturgie où la toile est un théâtre d’énergie, de tensions et des passions. Il accorde une extrême importance aux composantes de chaque scène et en cela, on l’a même comparé à Shakespeare.
En mettant ses œuvres en mouvement, il introduit également la dimension du temps.
Pour y parvenir, il conçoit deux moyens. Le premier est la spirale, qui lui permet d’organiser son tableau selon un mouvement rotatif, giratoire. Le deuxième est le mouvement démultiplié : une même action est montrée à des étapes successives, distribuées entre plusieurs personnages présents.
En participant de cette structure temporelle et obligeant le spectateur à un effort pour le déchiffrer, l’histoire à laquelle on assiste ne se limite plus au passé, mais devient une histoire présente à vivre ici et maintenant.
Son héritage artistique
Les successeurs de Tintoret se confronteront à ce dynamisme, à ces ruptures, à ces turbulences, à ces déformations, à ce maniérisme extrême et poétique. Et un autre géant de l’art européen recueillera l’enseignement du Tintoret pour l’amener encore plus loin dans les limites de la lisibilité, ce sera Domenikos Theokopoulos, dit le Greco.