Rencontre avec Jean-Pierre Ludwig « Lao Zi, le dragon de sagesse »
Lao Zi (Lao Tseu pour les Occidentaux) est un sage chinois, contemporain de Confucius, est considéré comme le père du taoïsme, dont le « Do De Jing » (Tao Tö King pour les Occidentaux) est un texte majeur. De ce sage, il faut retenir les concepts du mouvement créatif des opposés, le non-agir, le vide et la recherche de l’équilibre intérieur.
Jean-Pierre Ludwig, philosophe, professeur de Qi Gong, praticien en médecine traditionnelle chinoise s’intéresse depuis longtemps aux sagesses anciennes orientales, notamment celles de la Chine. Après avoir écrit il y a plusieurs années un livre sur Confucius (1), Jean-Pierre Ludwig, a édité un deuxième ouvrage sur Lao Zi (2). La revue Acropolis l’a interrogé sur le sujet.
Revue Acropolis : En quoi la connaissance des anciens philosophes chinois peut-elle nous être utile de nos jours ?
Jean-Pierre LUDWIG : De façon générale, la sagesse de tous les temps et de tous les lieux est toujours utile dans des moments de grande perte de sens, et c’est certainement ce qui caractérise notre période actuelle. Et les problématiques auxquelles se confronte l’humanité ne sont pas nouvelles, l’être humain évoluant peu, car il ne faut pas confondre évolutions techniques et évolution intérieure. Notre vie collective est aujourd’hui confrontée aux égoïsmes, violences, à l’avidité, au court-termisme matérialiste, au besoin de paraitre, d’accumuler, etc, comme à bien des époques de l’histoire. Si d’autres époques ont pu canaliser ou contenir ces plaies plus ou moins efficacement à travers les valeurs morales, par le biais des religions ou de la pratique de la philosophie, les difficultés n’en sont pas moins communes, et les conseils semblables, quelle qu’en soit la provenance géographique ou la profondeur historique.
S’agissant des sources chinoises, il y en a de multiples, mais celles de Lao Zi et de kung Zi (Confucius) sont les plus déterminantes.
A. : Pouvez-vous en dire plus sur le sujet ?
J.P.L. : La légende raconte qu’ils se rencontrèrent une fois, et que Lao Zi fit grande impression sur Confucius.
Lao Zi renferme le mystère. Sa vie est très peu connue, mais son influence immense. Il évoque le principe de Vie Une universelle, atemporelle, qui ne peut être décrite en soi, et que toute qualification rétrécit. Il nous invite à aller au-delà des perceptions sensorielles, des interprétations intellectuelles, pour tenter de capter par nos sens profonds l’expression de cette Vie-Une qu’il qualifie de Dao. De cette posture très originale pour notre époque, découlent de multiples dimensions de l’existence et il nous recommande des postures intérieures qui peuvent changer notre vie.
A. : Mais quelle différence avec Confucius ?
J.P.L. : Confucius a une démarche très différente. Alors que Lao Zi s’intéresse à cette source « hors du monde » qui conditionne tout notre monde, et ne peut être qualifiée au risque de la réduire, Confucius, tout en faisant référence à ce même concept de Dao, lui donne une dimension plus humaine, plus historique ou anthropomorphe. Il s’intéresse davantage à la vie de la société humaine, et aux conditions d’existence d’une société civilisée et donc du ciment et des interrelations nécessaires entre êtres humains, sans lesquelles en tombe dans le désordre et la barbarie.
A. : Pour revenir à Lao Zi, quels sont les fondements de sa pensée ?
J.P.L. : Pour lui, comme chez d’autres sagesses anciennes ou même chez les philosophes présocratiques, les choses viennent, non pas de l’évolution matérielle, mais d’un plan indicible, du « haut », du « ciel », en un mot, d’un plan précédant la manifestation définie comme le monde que nous connaissons. A la manière de nos réalisations matérielles qui voient le jour parce qu’on y a rêvé, pensé, puis qu’on y a mis du cœur pour les incarner, l’univers viendrait d’un plan « autre » avant de s’être peu à peu développé dans le concret. Il s’agit un peu de « cosmogénèse » semblable à notre cosmogénèse scientifique du Big Bang avec d’autres mots et une vision moins matérielle…
Il est très clair dans un chapitre du Dao De Jing (3), qui est l’ouvrage qui lui est attribué. « Le Dao donna naissance au UN, le UN donna naissance au DEUX, le DEUX donna naissance au TROIS, et le TROIS donna naissance aux dix mille êtres ».
Ce chapitre 41 du Dao De Jing fait référence à l’origine qui est mystère (le Dao), aux trois plans « pré-cosmiques » que l’on trouve dans nombre de cosmogénèses anciennes, dont celle grecque d’Hésiode, qui, lorsqu’elles ont « bouclé » ce premier cycle ternaire, donnent naissance à la « manifestation », le monde que nous connaissons, dans lequel elles continuent à être actives, car l’origine n’est pas un moment historique mais une matrice.
A. : Mais en quoi tout ceci peut nous être utile, en dehors d’une ouverture culturelle sur d’autres visions des choses ?
J.P.L. : Détrompez-vous, tout ceci peut être profondément concret si l’on va un peu plus loin.
Nous avons vu l’analogie entre l’expression de l’univers à partir d’un plan indicible non manifesté, non mesurable matériellement, et notre vie quotidienne où tout ce que nous faisons part de l’indicible (nos pensées) avant de s’exprimer concrètement.
De même, la source dont parle Lao Zi, le Dao est-elle atemporelle, comme notre pensée qui fut à l’origine de l’action, et qui continue à l’irriguer, à l’orienter si nous restons concentrés et ne partons pas dans le « zapping » et la dispersion. À chaque moment, nous pouvons réensemencer, enrichir notre action en nous replongeant dans la pensée ou la vision qui nous a inspirée au départ.
Historiquement, si nous voulons redonner vie à un mouvement, une idée, un rêve, il nous faut nous replonger dans cet état, revenir « in illo tempore » comme le disait l’anthropologue des religions Mircea Eliade (4). Et dans ce plan, tout est éternellement en potentialité, donc vivant.
A : Comment revenir à cette dimension originelle ?
J.P.L. : À chacun de nos anniversaires, nous avons l’opportunité de relancer une « nouvelle » vie pour un nouveau cycle annuel. C’est la régénération intérieure que permet de vivre l’anniversaire si on ne le limite pas à une dimension de commémoration et de décompte quantitatif. Il s’agit d’un nouveau départ, d’une nouvelle naissance !
Pour relancer un pays qui se désagrège, tombe dans la dysharmonie et ne sait plus ce qui l’unit, il est important de retrouver cette origine qui dans toutes les visions anciennes, et chez Lao Zi également est une dimension d’UNITE, le Dao, qui englobe tout et ne laisse rien hors de lui, car il est la source de tout. Cette origine ne peut être une fracture, une opposition, une ségrégation, un éclatement. Sinon, pour plagier Lao Zi, « ce n’est pas le véritable Dao ».
Ceci n’est qu’un aspect du Dao De Jing de Lao Zi, dont nous pourrions faire d’autres développements, mais un aspect qui me semble déterminant dans notre actualité.