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Les leçons de la prospérité

Aucune société ne peut être épanouissante et heureuse si la plus grande partie de ses membres est pauvre et misérable. 

Adam Smith

Le XXIe siècle a offert à l’humanité l’une de ses expériences et leçons les plus importantes : la prospérité matérielle est insuffisante pour assurer l’épanouissement humain.

Comme toute idée de progrès dans l’histoire, l’idée d’un progrès matériel généralisé et de son association avec le bonheur humain est née des travaux des philosophes.

Pendant que des philosophes comme Platon et Confucius discutaient de la dignité et de l’égalité essentielles de tous les êtres humains, ce sont les philosophes du siècle des Lumières qui se sont efforcés de manifester ces idéaux d’une manière plus concrète. Influencés par les idéaux de la franc-maçonnerie, ils ont imaginé un monde où tous les habitants de la planète pourraient vivre dans des conditions dignes.
John Locke, un philosophe britannique, a rédigé en 1690 un ouvrage sur les
« droits naturels «  (1) de tous les êtres humains – la liberté, la vie et la propriété – qui a semé les germes des « droits inaliénables » de la Déclaration d’indépendance des États-Unis (1776) et, par la suite, de la Déclaration universelle des Droits de l’homme des Nations unies (1948).
À la suite de Locke, des philosophes économiques comme Adam Smith (1723-1790) ont élaboré des théories concrètes pour apporter la prospérité à la plus grande partie de l’humanité. Ces idées, révolutionnaires à l’époque, nous ont conduits à une position unique dans l’histoire de l’humanité.

L’état de la pauvreté dans le monde

Dans un récent discours prononcé à l’université de Virginie, l’économiste Robert Parham a déclaré : « En tant qu’étudiant américain, vous êtes aujourd’hui mieux loti et plus riche que le roi d’Angleterre il y a 300 ans ». D’un point de vue purement matériel, c’est incontestablement vrai. Grâce à ce que certains économistes nomment « le Grand Enrichissement « (2), un grand pourcentage de personnes aujourd’hui, en particulier dans les pays dits développés, vivent à un niveau de confort inimaginable pour l’habitant moyen d’il y a seulement une centaine d’années. Comme l’a remarqué le philosophe irlandais Edmund Burke en 1765, « Neuf dixièmes de l’ensemble de la race humaine triment dans la vie », c’est-à-dire que la majorité de l’humanité, au moins depuis l’époque de l’Empire romain, a vécu dans ce que l’on appellerait la pauvreté matérielle.

Ne nous méprenons pas et ne faisons pas preuve toutefois d’une trop grande complaisance. Selon la Banque mondiale, environ 700 millions de personnes vivent aujourd’hui dans l’extrême pauvreté, représentant à peu près le nombre de personnes qui vivaient dans le monde à l’époque de Burke. Cela inclut environ 300 millions de personnes qui sont confrontées à une faim aiguë en raison des conflits et du changement climatique, entre autres choses. Néanmoins, en termes de pourcentage relatif, une grande partie de l’humanité, en particulier dans les pays développés, vit dans des conditions matérielles confortables.

Le bien-être matériel dans le monde

Nous avons un accès quotidien et immédiat à de l’eau chaude, de la nourriture et de la lumière. Presque tous les articles dont nous pourrions rêver peuvent être livrés à notre porte en l’espace de quelques jours. Nous pouvons communiquer instantanément avec des personnes du monde entier. Il existe des solutions à des problèmes difficiles de santé qui étaient incurables ou impossibles à traiter dans un passé récent. La mortalité infantile est nettement inférieure à celle des siècles précédents. Et bien que cette abondance matérielle ne soit pas partagée équitablement entre tous les peuples, même la vie des pauvres dans les pays développés ne peut être comparée à celle du passé. La mort par la faim, par exemple, est pour ainsi dire virtuellement inconnue aux États-Unis et en Europe.

Nous pourrions continuer d’énumérer les avantages matériels et physiques que l’humanité a obtenus, mais il est clair qu’à notre connaissance, aucune autre civilisation dans l’histoire n’a atteint ce niveau de bien-être matériel et de confort partagé par un si grand nombre de personnes. Cette situation unique nous permet d’expérimenter ce que très peu de personnes ont vécu auparavant. Et après avoir maintenant tenté cette expérience pendant plusieurs siècles, nous pouvons nous pencher sur ses résultats et réfléchir à quelques questions. Cette prospérité matérielle a-t-elle rendu nos sociétés pacifiques et heureuses ? Qu’avons-nous dû sacrifier pour atteindre cette prospérité ? Est-elle soutenable ?

Le progrès est-il synonyme de bonheur ?

Le bonheur est difficile à mesurer et ses causes encore plus difficiles à élucider, mais des signaux significatifs suggèrent que nos sociétés ne sont pas plus heureuses ; dans certains cas, elles pourraient l’être moins. Les maladies dites du « désespoir » (la consommation de drogue, le suicide et les dommages causés par l’alcool au foie) ont augmenté de manière significative au cours des 20 dernières années. Rien qu’aux États-Unis, environ 100 000 (!) personnes sont mortes d’une overdose chaque année depuis 2020, et environ 50 000 se sont suicidées.

Si le progrès matériel était suffisant pour nous rendre heureux, on pourrait se demander ce qu’il nous faut de plus. Que nous manque-t-il encore ? Sommes-nous malheureux parce qu’il ne faut que quelques jours pour que les produits arrivent à notre porte au lieu de quelques heures ? Avons-nous besoin d’un drone personnel qui nous apporte notre déjeuner depuis le réfrigérateur ou d’un robot masseur
attitré ? Il semble que quel que soit notre niveau de confort, il ne soit jamais suffisant.

La vérité est que si les conditions matérielles dont nous disposons déjà ne nous satisfont pas ou ne nous rendent pas heureux, rien de cette nature ne le fera. Et qu’en est-il des sacrifices que nous avons faits pour cette prospérité matérielle ?

Le matériel au détriment de l’âme

Nombreux sont ceux qui ont discuté des différents coûts du progrès matériel, mais l’un de ceux que l’on néglige souvent parce qu’il est subtil, est la sédation de nos âmes. Lorsque nous sommes excessivement préoccupés par la productivité et le confort, nous perdons de vue la perspective globale de ce que signifie être humain. Nos esprits sont tellement obsédés par les détails matériels de la vie que nous perdons le contact avec les aspects plus subtils de la réalité ; notre âme s’endort et nous oublions même que ces aspects existent. Cela se reflète dans un déclin culturel, une perte de valeurs et un aveuglement moral, et le pire, c’est que nous ne le reconnaissons même pas, car nous nous sommes habitués à la boue, comme une personne qui s’habitue à l’air pollué. Ce n’est seulement que lorsqu’elle se retrouve dans la nature, qu’elle s’aperçoit soudain qu’elle peut respirer plus facilement.

En ce qui a trait au confort matériel, il existe deux approches : l’une consiste à continuer à développer de nouveaux moyens matériels pour parvenir à plus de confort (par exemple, en utilisant une machine à laver au lieu de laver le linge à la rivière) ; l’autre consiste à se contenter de moins.

Il existe également une voie médiane : développer des moyens qui sont soutenables et qui peuvent être entretenus à long terme sans détruire leur propre source ou objectif, et aussi longtemps que ces moyens ne nous font pas sacrifier les choses qui font que la vie vaut la peine d’être vécue. Comme le dit le vieil adage, nous avons besoin à la fois de pain et de fleurs : de pain pour vivre et de fleurs pour avoir une raison de vivre. En gardant cette analogie à l’esprit, si notre production de pain détruit les fleurs, c’est que nous avons pris un mauvais virage quelque part sur le chemin.

« Les meilleures choses de la vie ne sont pas des choses » Art Buchwald

Il est temps de comprendre que l’épanouissement humain exige plus que la seule prospérité matérielle. De beaux meubles ne font pas une famille heureuse, pas plus qu’une jolie voiture ne fait un conducteur serein. Les choses matérielles sont importantes, mais dans une juste proportion. Notre intention n’est pas d’exalter la pauvreté, qui, tout comme l’excès de richesse, selon Platon, est à l’origine d’un mal immense.

Nous aspirons à posséder à la fois la prospérité et l’épanouissement. Mais cela pourrait signifier de repenser la prospérité pour y inclure des éléments souvent ignorés aujourd’hui, tels que la vie en communauté, l’authenticité, la spiritualité et bien plus encore. Lors de la rédaction de la Déclaration d’indépendance des États-Unis, Thomas Jefferson a choisi de remplacer l’un des trois droits naturels originels de John Locke par le droit à la poursuite du bonheur. Était-il sur une bonne piste ?

 (1) Référence à l’ouvrage de John Locke, Second Traité du gouvernement civil, 1690 (NDT)
(2) Le Grand Enrichissement est un concept économique qui décrit la croissance spectaculaire de la prospérité mondiale au cours des deux derniers siècles. Cette idée a été développée notamment par l’économiste Deirdre Mc Closkey, qui attribue cette transformation non seulement aux avancées technologiques et aux politiques économiques, mais surtout à un changement culturel favorisant l’innovation et l’entrepreneuriat. (NDT)
Article traduit de l’anglais de la revue Nouvelle Acropole Royaume Uni par Florent Couturier-Briois
Crédit photo : Photo : Stock.Adobe.com N°1312341633
Gilad SOMMER
Nouvelle Acropole Chicago
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de l’école de philosophie Nouvelle Acropole France

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