Jeanne Hersch, philosophe de la liberté

Rare figure moderne adepte et militante de la philosophie classique, Jeanne Hersch est peu connue. Proche de Karl Jaspers, elle a traduit de nombreux ouvrages du philosophe en français. Elle a rayonné dans son environnement immédiat : le cadre politico-universitaire genevois. L’essentiel de son œuvre a consisté à revaloriser les anciens philosophes (les « vrais » selon son expression), essentiellement Socrate, Platon, Kant, Bergson et Jaspers, et quelques autres, au filtre de son esprit aiguisé et de sa grande connaissance historique.
Née à Genève en 1910, de parents polonais, Jeanne Hersch eut une enfance heureuse, dans une famille très cultivée, sa mère étant médecin, et son père professeur à l’Université de Genève. Très jeune, baignant dans l’ambiance des soirées de dialogues universitaires de ses parents et leurs amis, la philosophie politique, souvent au centre des débats, va favoriser très tôt chez elle un éveil et un questionnement portant particulièrement sur la « réalité des choses ».
À 18 ans, elle part en Allemagne où, dans le cadre des cours à l’Université de Heidelberg, elle rencontre Karl Jaspers qui deviendra son maître. Elle dit qu’au début, elle ne comprenait rien d’autre de ses cours que le fait « qu’il avait des choses importantes à dire ». Progressant en allemand, elle va finalement confirmer de nombreuses affinités avec Jaspers et son enseignement. C’est ce qui l’amènera ensuite à traduire ses ouvrages en français. Elle développera un intérêt indéfectible pour Kant, maître de Jaspers, ainsi que pour les philosophes classiques, dont inévitablement, Socrate.
Cette grande érudite deviendra professeure de philosophie à l’Université de Genève. Elle dira y avoir trouvé le bonheur. En effet, cette fonction d’enseignante lui a tout à la fois permis d’élargir et de forger sa propre conscience, mais aussi de constater l’éveil et l’épanouissement de la conscience de ses élèves.
Militante socialiste, dans le cadre de l’UNESCO elle occupa les fonctions de directrice de la Division Philosophie et de représentante en Suisse du Conseil exécutif.
Jeanne Hersch est morte à l’an 2000 à Genève.
La philosophie, une exigence morale et une expérience vécue
Jeanne Hersch ne se disait pas philosophe elle-même ; elle jugeait ce « titre » prétentieux. Sont philosophes ceux qui, comme Socrate ou Kant, ont véritablement su incarner, leur vie durant, leurs idées, une morale universelle, et assumer l’engagement qui en découle.
« L’authenticité philosophique est plutôt comparable à un acte vrai qu’à une explication vraie, à un acte réellement décidé, voulu par celui qui l’accomplit » (1).
Elle se culpabilisait de ne pas être intervenue directement pour lutter contre le nazisme durant la Seconde Guerre mondiale, ce qu’elle identifiera à un manquement d’exigence morale, exigence que Socrate et Kant ont eue. Socrate en est mort. Kant a vécu selon des règles très strictes toute sa vie.
Même si elle disait regretter ce manquement, elle considère cependant avoir tenté de le compenser en diffusant et en militant pour des principes moraux dans l’optique d’un « plus jamais ça ». Et pour elle, rien de mieux que l’enseignement et la promotion de la philosophie classique, dont elle admirait tant les protagonistes. Dans ses livres, ses interviews, ses articles, Jeanne Hersch aimait mettre l’accent sur la liberté et la dignité de l’homme, qui sont les « biens fondamentaux et inestimables » indissociables de la nature propre de l’être humain. À ces biens fondamentalement humains, s’ajoute un incontournable partenaire : la raison, entendue ici comme étant l’intelligence.
Elle considère la véritable philosophie comme un ensemble de comportements qui se transmettent, certes par l’enseignement, mais aussi et surtout par le vécu, par l’exemple. Si la sagesse se recherche au préalable dans les idées de ces grands philosophes qui nous ont précédés, elle doit néanmoins s’éprouver ensuite dans les actions du quotidien. La philosophie ne se limite clairement pas à une investigation intellectuelle.
La philosophie, une forme d’illusion
Jeanne Hersch voit cependant dans la philosophie une forme « d’illusion ». Au travers de l’histoire, en effet, la philosophie a changé de domaine de « prédilection ». De nature scientifique aux temps des premiers philosophes, nommés « physiciens », la philosophie est également déiste, la Nature ne pouvant être autre que la manifestation d’une entité supérieure appelée l’Être. Puis, au fil de l’évolution de l’histoire, la science comme la religion se séparant, la philosophie deviendra un mélange flou d’investigation. Du moins elle sera considérée comme telle et décriée pour cela, car se préoccupant davantage du sens de la vie et de la conquête d’un Idéal inaccessible (se rapprocher de l’Être), que de trouver des réponses concrètes (objet de la science) ou de « se limiter à » croire (objet de la religion). La philosophie est illusion par le fait qu’elle est toujours changeante, en mouvement. Cherchant une vérité qu’elle sait ne pas pouvoir atteindre, mais qui donne un sens aux actions, un but idéal, même si le postulat est que ce but est inaccessible. Il est et reste idéal : la sagesse !
La philosophie pose des questions, des problématiques : quel est le sens de la vie ? La liberté est-elle possible ? Qu’est-ce que l’amour ? etc. Certes, ces questions sont importantes mais elles comportent quelques risques. Le risque de se limiter à la question elle-même ; le risque de s’en « gargariser » et de la transformer en un plaisir purement intellectuel ; le risque de rechercher des réponses aussi nombreuses que de personnes qui répondent, allant même jusqu’à la fantaisie. Et ce faisant, le risque d’oublier le plus important : le chemin que la personne va parcourir lors de sa propre investigation, par son expérimentation, pour accéder à la réponse. À sa réponse, sachant que celle-ci ne sera pas figée, mais correspondra à une évolution, liée à un moment particulier. C’est cette mise en mouvement intérieure, avec l’aide de la raison-intelligence, qui va produire, immanquablement, un changement du niveau de la conscience. Aussi bien par l’enrichissement de l’expérience d’un nouveau vécu que par la découverte de nouvelles possibilités d’investigation et d’action.
« Il y a une attitude différente entre le philosophe qui cherche la solution d’un problème et la personne qui étudie la philosophie » (2).
La recherche de la liberté
La recherche de la vérité, de qui nous sommes vraiment, de ce qu’est le monde, est le support de la liberté réelle. Celle qui nous conduit au plus profond de nous-mêmes. C’est le « Connais-toi toi-même » attribué à Socrate, dont la suite est « … et tu connaîtras l’Univers et les Dieux ».
Le but de la philosophie n’est pas de se connaître sur les plans purement psychologique ou physique, mais de se découvrir, de se reconnaître comme un « petit bout d’universel ». C’est de là que découle la liberté. Et ce cheminement intérieur, comme l’évoquaient Socrate et Kant, ne peut être possible que parce qu’il naît de notre propre impulsion. Il ne peut pas être imposé de l’extérieur. C’est un acte libre, volontaire, « délibéré ». Pour Jeanne Hersch, la liberté n’est pas une question qui concerne l’individu dans sa solitude. Elle relève du fait de la capacité à vivre en collectivité, en accord avec un « absolu », un « existant qui reflète les lois universelles ».
La liberté n’a de sens que dans un cadre collectif. Elle n’est pas un acte d’isolement égoïste. Cette confusion est fréquente. En fait : « Il faut travailler pour donner les meilleures conditions possibles pour que chacun trouve sa liberté, qui ne “tombe pas toute rôtie”, mais que l’on doit soi-même aller chercher » (3). Cette liberté ne peut non plus se vivre sans l’aide de la raison, sans le sens de la responsabilité, sans la solidarité. La raison va permettre d’opérer des choix corrects, conformes à la morale, l’éthique et la dignité, ces qualités spécifiques de l’être humain. Ce qui induira le développement d’une vision globale, universelle.
« Chacun a le droit incontesté de penser librement : bien plus, il est du devoir de chacun de le faire, dans la mesure où il en a le moyen et la possibilité. Ce devoir, en outre, n’est jamais aussi impérieux pour lui que dans les cas qui concernent ce que j’appelle la philosophie première » (4). La liberté découle d’une conscience qui se reconnaît comme appartenant à l’universel. C’est l’objet, le moyen, et peut-être aussi la conséquence de la quête philosophique. Repousser les limites de nos possibilités, chaque jour un peu plus, par une expérimentation inlassable, passée au filtre de la raison, et motivée par une recherche honnête de la vérité. Par une sorte de soif d’absolu, dont la question n’est pas tant de l’atteindre mais de progresser vers lui, de s’engager sur un chemin de vie qui a un sens, qui est moral et dans lequel on peut s’épanouir comme être libre. Dans cette optique, elle va également porter un regard critique sur la responsabilité des philosophes à travers l’histoire. Nombreux sont ceux qui, par protection, par manque de courage ou par confort, ont laissé s’installer, et continuent à le faire, une situation amorale dans le fonctionnement du monde.
« La philosophie contemporaine […] a manqué à l’une de ses tâches : elle n’a réfléchi ni avec assez de profondeur ni avec assez de précision aux progrès de la science et de la technique. Que ce soit par arrogance ou par complexe d’infériorité, elle n’a pas contribué à ce que nos contemporains prennent conscience, au niveau spirituel et culturel, de ce progrès qui a transformé leur univers… » (5). Et aussi, a été délaissé « ce qui échappait aux méthodes quantifiables, ce qui appartenait à l’essence de l’homme : la conscience de soi, la conscience morale, les valeurs, la responsabilité, la liberté, le sens…» (6).
Si les philosophes avaient vraiment joué leur rôle, s’ils avaient assumé pleinement et librement leur responsabilité, il y aurait davantage de gens heureux dans les rues… et beaucoup moins de livres de philosophie dans nos bibliothèques…
En résumé, la liberté selon Jeanne Hersch découle d’une démarche authentique, d’une volonté de se comporter en être vertueux, vrai et responsable, conformément aux lois de la nature. Et comme disait Kant : « Être libre, c’est avoir le droit d’exercer son devoir ». Tout un programme !
Merci Jeanne Hersch pour cette « piqûre de rappel » !