
Un premier article (1) a évoqué la vie de Pierre Abelard. Dans ce second article, l’auteur évoque ses œuvres, notamment « Lettres à Héloïse », qui fut l’amour de sa vie et l’influence de sa pensée dans l’Église.
Abélard rouvrit une école avec de nombreux disciples, qu’il appela le Paraclet. En suivant sa carrière monastique, il fut élu abbé d’un monastère dans lequel il tenta de réformer la vie désordonnée des moines, mais il échoua. Alors qu’Héloïse était encore prieure des moniales d’Argenteuil, sa communauté fut expulsée par les moines de Saint-Denis sous prétexte de droits anciens. Pour cette raison, Abélard retourna au Paraclet et invita les moniales à s’y installer.
Les Lettres à Héloïse
La Historia calamitatum d’Abélard suscite la première lettre d’Héloïse lorsqu’elle la lit. C’est le début de leur correspondance, dans laquelle ressort le sens pédagogique d’Abélard, car il agit comme un maître qui s’adresse à un élève, en essayant de faire ressortir le meilleur qu’il a en lui.
Dans les premières lettres on assiste à une confrontation entre l’amour humain d’Héloïse et l’amour sublimé d’Abélard envers le divin. Par la suite, la communication entre l’abbesse du Paraclet et son fondateur se poursuit, ce dernier agissant comme guide spirituel de la communauté. Les lettres contiennent un règlement du couvent –adapté à une congrégation de femmes – dicté par Abélard, ainsi que les hymnes qu’il compose à la demande d’Héloïse pour chanter dans les offices. Il en composa environ cent quarante, car il attachait une grande importance à la prière chantée, et six cents ans après sa mort, les moniales vivent toujours selon la règle qu’il leur a donnée et chantent les hymnes qu’il composa pour elles, bien qu’Abélard ne pût voir que l’échec initial.
On trouve aussi dans la correspondance les sermons qu’elle lui demanda pour édifier la communauté et les problèmes qu’elle lui soumettait. Les prescriptions et les conseils d’Abélard sont pleins de bon sens et il interdit que la coutume l’emporte sur la raison, car il est plus important de se conformer à ce que l’on croit juste qu’à ce qui s’est toujours fait. Il encourage également l’esprit d’investigation des moniales : « Je vous invite et souhaite que vous vous y consacriez sans tarder tant que vous pouvez le faire et tant que vous avez une mère qui possède ces trois langues (grec, latin, hébreu), que vous les étudiez parfaitement, afin de pouvoir éclaircir tout ce qui pourrait donner lieu à des doutes dans les différentes traductions.
Confrontation avec Bernard de Clairvaux
En 1139, Bernard de Clairvaux et l’évêque de Chartres sont alertés du fait que « Pierre Abélard recommence à enseigner et à écrire des innovations. Ses livres traversent les mers, dépassent les Alpes […]et sont impunément défendus et loués avec enthousiasme […]. Cet ennemi intérieur se jette sur le corps déserté de l’Église et s’empare du magistère ».
Ainsi commença un conflit d’une extrême importance, tant pour ceux qui s’affrontaient que pour l’évolution de la pensée et de l’Église catholique. Abélard et Saint-Bernard représentent la rivalité entre deux systèmes d’enseignement : l’enseignement monastique traditionnel des écoles cloîtrées et l’enseignement plus ouvert et libre des écoles de la cathèdre. Cependant, tous deux partagent la critique du manque de sincérité, de la corruption et de la mondanité de l’Église.
Selon Régine Pernoud (2), la tendance d’Abélard était d’appeler « problème » ce que Bernard considérait comme un « mystère ». Et pour Bernard, rien ne l’indignait autant que de voir le mystère de la Sainte Trinité traité comme s’il s’agissait d’un problème. Bernard pensait que Pierre Abélard professait une doctrine déviante : « Cet homme fait tout pour démontrer que Platon est chrétien, prouvant ainsi qu’il est païen ». Le pire, selon lui, était que cet homme était un professeur qui exerçait une grande influence sur ses élèves. Il était donc urgent d’étouffer le mal dans l’œuf. Le bruit de la controverse se répandit dans tout l’Occident.
En 1140, à l’occasion d’une exposition solennelle de reliques, une imposante assistance se réunit, dont le roi de France, Louis VII. Parmi tous les illustres personnages l’attention de l’assistance se porta sur Bernard de Clairvaux et Pierre Abélard. Mais ce qui devait être une tribune de débat se transforma en tribunal. Abélard refusa d’y participer en tant qu’accusé et Bernard demanda un procès à Rome contre le professeur, en expliquant au pape tous les points de désaccord.
Pour éviter tout doute dans l’esprit d’Héloïse et de ses moniales, à qui il avait donné la règle de son monastère, Abélard rédigea une profession de foi si précise qu’elle aurait satisfait le censeur le plus exigeant, ce que Bernard de Clairvaux n’avait pas pu obtenir de lui. Il indiquait ainsi clairement qu’il ne s’éloignait pas de l’Église et qu’il n’en avait jamais eu l’intention. Néanmoins, le pape ordonna que ses livres soient brûlés partout où ils se trouveraient.
Par la suite, grâce à l’intercession de l’abbé de Cluny, Abélard se réconcilia avec Bernard et obtint le pardon des sanctions canoniques. Il retrouva ainsi le droit d’enseigner, ce qui était une nécessité vitale pour lui et un privilège pour les moines de pouvoir recevoir ses leçons. En 1142, Abélard mourut.
Œuvre
Son œuvre peut être divisée en quatre sections : logique, théologie, éthique et divers autres sujets. Abélard est le logicien par excellence du Moyen-Âge et ses commentaires sur Porphyre, Aristote et Boèce sont encore conservés comme le fruit de son travail didactique.
Parmi ses écrits théologiques, De unitate et trinitate divina est le livre qu’il fut contraint de brûler de ses propres mains sur le bûcher. En ce qui concerne la théologie chrétienne, il a toujours affirmé que son intention était d’utiliser l’argumentation rationnelle pour exposer la vérité religieuse aux non-croyants.
La méthode d’Abelard, base de la philosophie scolastique
L’élaboration de sa méthode est expliquée dans l’ouvrage qui eut le plus de retentissement à son époque, Sic et non. Abélard y dresse un catalogue méthodique des contradictions que l’on peut relever dans la Bible et chez ses commentateurs les plus qualifiés, les pères et docteurs de l’Église, que l’on appelait à l’époque « autorités » parce qu’ils faisaient effectivement autorité en matière de foi. Sic et non, c’était donc la raison s’opposant aux autorités, ce qui manifestait une grande audace.
Sic et non jette les bases d’une méthode qui deviendra plus tard celle de la philosophie scolastique ; Abélard n’a pas créé cette méthode, mais il lui a donné son fondement rationnel. Dans son œuvre, il n’aboutit pas à une conclusion, il ne fait qu’opposer des termes sans aboutir à une synthèse et c’est peut-être pour cela qu’il paraissait suspect aux yeux de ses contemporains, mais cette œuvre nous permet d’apprécier cette attitude de questionnement permanent qui fascinait la jeunesse qui l’écoutait, qu’il appelait l’inquisition permanente au sens originel du terme : enquête, interrogation, recherche.
L’éthique occupe une place particulière dans sa vie, parce qu’il a toujours gardé une ligne de cohérence et d’honnêteté, constamment recherchée dans sa façon de penser et d’agir. Deux œuvres sont à la base de sa doctrine éthique : Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien et l’Éthique ou Connais-toi toi-même, où il va directement au fondement de la moralité des actes. La morale d’Abélard est une morale de l’intention ; ce n’est pas l’action qui compte, mais l’intention.
Abélard fait une différence entre le vice, le péché et la mauvaise action. Il peut y avoir un vice (un défaut) et pas de mauvaise action. Le défaut est présent même si l’action ne se produit pas, tout comme la boiterie est présente chez le boiteux même s’il ne marche pas. De même la colère, par exemple, peut exister même si elle ne se manifeste pas.
Le péché consisterait davantage dans le « non être » que dans l’ « être », interprétant cela comme lorsque nous définissons les ténèbres comme l’absence de lumière, c’est-à-dire « pas de lumière » et « lumière ». Mais le péché n’est pas le désir. Abélard dit : on voit une femme et on est saisi par la concupiscence. Si c’était un péché, que se passe-t-il quand ce désir est dominé par la tempérance ? Est-ce qu’il pourrait y avoir combat sans occasion de combattre ? Le péché, c’est le consentement.
Abélard dit qu’il ne suffit pas de croire que l’on fait bien pour qu’il y ait une intention juste. Ceux qui ont persécuté les martyrs, par exemple, ne croyaient pas qu’ils faisaient mal et pourtant pour Abélard leur intention était mauvaise. On pourrait peut-être ajouter tous les crimes et fanatismes qui ont été commis « au nom de Dieu » au cours de l’histoire. Une intention ne devrait donc pas être qualifiée de bonne simplement parce qu’elle semble bonne, mais elle doit l’être réellement. Il dit aussi que le péché peut être évité d’autant mieux qu’on prend soin de le comprendre, car personne ne peut se libérer d’un vice s’il ne le reconnaît pas.
Un philosophe à étudier
Pierre Abélard fut comme une « rock star » de son époque, un personnage qui déplaçait les foules et qui avait un club de fans très nombreux qui l’accompagnait dans ses représentations publiques et l’acclamait lorsqu’il triomphait sur scène. Des gens qui voulaient apprendre, se cultiver, raisonner, comprendre leur foi. C’étaient des personnes qui croyaient en Dieu ou en un ordre divin très supérieur à la vie quotidienne humaine et qui voulaient comprendre et fonder leur aspiration à être meilleurs et plus vertueux, à distinguer le bien du mal, en utilisant l’instrument le plus humain que nous ayons : le mental.