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Éditorial : La vraie prudence implique de prendre des risques

Dans son ouvrage Risquer la prudence, une pratique de la sagesse antique, Catherine van Offelen définit avec clarté la dérive de la prudence à laquelle nous assistons aujourd’hui : « Les Grecs utilisaient le terme de phronêsis pour désigner la prudence audacieuse. Pour nous, un oxymore. Pour les Anciens, un pléonasme. Le prudent Grec est un héros. Le prudent 2.0, un confiné. On a remplacé l’appel à tout oser par l’invitation à rester chez soi » 1

Difficile d’être plus clair, tant ce que nous comprenons par prudence, s’éloigne chaque jour un peu plus du sens que lui donnaient les Grecs. Pour eux la prudence, loin de n’être qu’un principe de précaution pour les frileux, touchait à la vertu, en prenant la forme d’une petite sagesse indispensable à l’existence. Elle devenait ainsi l’aptitude audacieuse d’atteindre le but fixé, sans jamais renoncer au discernement, la capacité à conjuguer risque et mesure dans un quotidien imprédictible. Cette sagesse pratique qui permet d’être fidèle à soi-même nous manque cruellement aujourd’hui, la sagacité pour trouver le juste milieu entre l’excès et le manque nous fait désormais défaut. Nous tombons à l’envi dans l’imprudence et le précautionnisme.

Le précautionnisme, cette posture qui juge légitime toute action exempte de risques, est lourde de conséquences dans la construction de l’individu. Les récentes enquêtes 2 sont riches de signification : 94 % des jeunes de 15 à 29 ans se disent inquiets pour au moins un enjeu majeur. Pour 34 % d’entre eux, l’anniversaire de leur majorité a engendré un réel stress en raison des nouvelles responsabilités que cela impliquait dans un contexte incertain, quand 25% d’entre eux souffrent carrément de dépression 3. En d’autres termes, l’autonomie est faible (41 % de jeunes n’ont géré ni lessive ni cuisine avant l’âge de 21 ans) et notre époque est devenue allergique au risque. Nous mettons des casques aux enfants pour faire du toboggan, nous voulons des assurances contre la pluie, contre la panne, nous fuyons l’inconnu, nous voulons tout prévoir, tout contrôler, tout mesurer. On ne sera donc pas surpris du phénomène de la « tétine géante » ou tétine pour adulte, qui s’est propagé à l’échelle mondiale via des plateformes comme TikTok depuis l’été 2025… même s’il est légitime d’être attristé de l’effondrement moral que cela implique. 

Sans avoir besoin de le théoriser, les Anciens savaient, comme l’écrivit Simone Weil dans L’Enracinement, que « le risque est un besoin de l’âme, un besoin aussi essentiel que la sécurité, que l’âme humaine a besoin de se sentir exposée à des dangers, à des incertitudes, pour éprouver sa liberté, sa valeur, son courage. » Ils avaient compris que le risque n’est pas seulement danger, mais également la condition du courage, et de tout progrès. Ils savaient que l’individu assumant en conscience le risque pour un motif élevé, y trouverait toujours une opportunité d’engagement, d’ouverture, et de nouveaux possibles.

L’imprudence est l’autre extrême. Absence de réflexion profonde, de prise en compte du long terme. Elle repose, comme pour notre relation à la terre ou à la sauvegarde des espèces, sur une indifférence au bien commun, qui pèse peu au regard de notre intérêt, que ce soit à l’échelle des individus ou des pays. La recherche du bénéfice à court terme, la jouissance sans entraves, la précipitation et la négligence sont reines. Nous vivons une époque violente et imprudente jusqu’à l’inconscience. On agit sans voir, par impulsion, passion, ou simple paresse du jugement. On consomme sans mesure, comme si les ressources étaient infinies, et on délègue la réflexion à l’Intelligence Artificielle. Nous refusons de voir que nous dédions nos vies à des motifs futiles, que nous nous aveuglons dans le tumulte des réseaux sociaux. Qu’à choisir l’émotion en lieu et place de la raison, nous y perdons notre âme….

Pourtant, il est possible de faire un autre choix. Dans son ouvrage Le Pouvoir des sans pouvoir, Vaclav Havel disait : « Résister, c’est choisir de vivre dans la vérité, même quand tout autour vous pousse au mensonge ». 
Vouloir la vérité, c’est de tout temps, et selon les lieux, prendre le risque de l’émancipation, de la marginalisation, de la répression, ou du ridicule.  Mais ce risque est une force libératrice, car il rend à l’homme sa dignité. 

Sans peur ni inconscience, redonnons à la prudence son sens premier. Le premier risque à prendre est celui de se donner le temps de penser, tout seul, par soi-même. En ce sens, philosopher devient une nécessité de clarté, une forme de résistance spirituelle pour retrouver une attention vigilante au monde et à nous-mêmes. Mathieu Ricard le résume très bien quand il dit que l’attention « est la faculté de maintenir la clarté de l’esprit. Elle nous permet de ne pas être emportés par le flot des pensées, mais de revenir encore et encore à ce que nous vivons » 4

La résistance spirituelle, c’est oser l’inconnu, s’exercer au risque, à l’incertitude, à l’imprévu et donc à la liberté. De là seulement peut naître l’espérance comme une conviction profonde qui transcende la réalité immédiate. Comme le disait si bien Karl Jaspers dans La Foi philosophique : « L’espérance est une force qui naît dans l’homme lorsqu’il accepte l’incertitude de l’existence. »

(1) Alexandre Devecchio, Catherine Van Offelen : « on a remplacé l’appel à tout oser par l’invitation à rester chez-soi », paru dans le Figaro Magazine du 01/05/2025
(2) Enquête réalisée par la Mutualité Française, en partenariat avec l’Institut Montaigne et l’Institut Terram, auprès de 5633 jeunes âgés de 15 à 29 ans, répartis entre la France et les Départements et Territoires d’Outre-mer. Cette enquête analyse les vulnérabilités psychologiques des jeunes selon leur lieu de vie, leur situation sociale, économique et culturelle ainsi que leur exposition aux facteurs numériques et environnementaux.
https://www.mutualite.fr/actualites/sante-mentale-des-jeunes-lenquete-de-la-mutualite-francaise
(3) https://www.apprentis-auteuil.org/sites/default/files/medias/file/2025/06/CP%20Sondage%20Apprentis%20d%27Auteuil%20x%20OpinionWay%20-%20Devenir%20adulte.pdf
(4) Extrait de l’interview de Christophe André, réalisé par Jérôme Cordelier, paru dans l’hebdomadaire Le Point du 24/11/2024 
© Photo : Wikipedia. La prudence de Piero Pollaiuolo

Thierry ADDA
Président de Nouvelle Acropole Franc
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de l’École de philosophie Nouvelle Acropole France

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