Comment tout peut s’effondrer
Notre civilisation thermo-industrielle mondialisée peut-elle s’effondrer ? La question ne devrait pas se poser en ces termes. Toutes les civilisations s’effondrent, c’est un fait. L’histoire est pleine d’exemples qui tendent à montrer qu’il existe une sorte de loi de l’ascension et du déclin des sociétés humaines à mesure qu’elles se complexifient pour rayonner, matériellement et culturellement, sous la forme de civilisations.
Le livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, sorti en 2015 (1), a jeté un pavé dans la mare en consacrant le terme de « collapsologie ». Comme les auteurs le définissent eux-mêmes, il s’agit d’un « exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de la civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur la raison, l’intuition et des travaux scientifiques reconnus ». Dans cette définition, « transdisciplinaire » est la notion clé.
Rien de nouveau sous le soleil
Le monde du XXIe siècle est devenu extrêmement complexe, à tel point que les métiers de la connaissance se sont hyperspécialisés et que les dirigeants politiques n’ont plus qu’une vision superficielles des phénomènes naturels et humains dont l’ampleur est susceptible de bouleverser les grands équilibres. Beaucoup de commentateurs argueront qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil : cela fait des dizaines d’années que l’on parle de l’urgence climatique, de l’extinction des espèces, de l’épuisement des ressources fossiles, etc. Pour citer les plus connus, Dennis Meadows avait alerté l’opinion publique dans le années 70 avec son Rapport du Club de Rome, (2) et Jared Diamond avec son livre Effondrement (3), paru en 2005 avait montré que la disparition de certaines sociétés du passé était liée, au moins en partie, à l’impact des activités humaines sur l’environnement. N’oublions pas également le documentaire Une vérité qui dérange (4) d’Al Gore sur le réchauffement climatique et celui de Nicolas Hulot sur les désastres causés par la société de consommation, le Syndrome du Titanic. (5).
Une vision d’ensemble
Quelle différence avec l’ouvrage de Pablo Servigne et Raphaël Stevens ? – C’est la première fois que tous les éléments chiffrés permettant de prendre conscience du gouffre abyssal que nous surplombons apparaissent ensemble dans un exposé condensé. Les auteurs se sont livrés à un formidable exercice de compilation de données scientifiques très diverses, ce qui permet de sortir d’une vision « spécialisée » de tel ou tel problème, ce qui est le seul moyen d’en finir avec l’optimisme naïf de tous les défenseurs de la croissance économique infinie, qu’elle soit verte ou business as usual(6).
La problématique de « l’effondrement » peut sembler, à première vue, très complexe et polémique, car mettant en jeu de multiples données et des modélisations incertaines. Les auteurs eux-mêmes l’avouent avec humilité : personne ne peut prédire quand et comment l’effondrement se produira. Mais si les chiffres peuvent se discuter, les principes s’y prêtent beaucoup moins. Voici, en quelques lignes, les éléments de synthèse qui permettent de prendre de conscience de l’ampleur du problème.
La pénurie d’énergie
Un effondrement survient nécessairement quand une société base sa subsistance sur une ressource qu’elle consomme plus vite que celle-ci ne se régénère. C’est le cas de notre civilisation thermo-industrielle qui est en passe d’anéantir en quelques siècles les énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) que la Terre a stockées pendant des millions d’années.
La consommation d’énergie mondiale repose à plus de 90% sur les énergies fossiles.
90%… il ne s’agit donc pas d’un moyen parmi d’autres : les énergies fossiles sont la cause même de notre développement et de notre subsistance en tant que société technologique dont la démographie a connu, grâce à elles, une augmentation exponentielle au cours du XXe siècle.
Jusqu’à aujourd’hui, les pénuries ont été repoussées grâce à la découverte de nouveaux gisements, mais ces derniers sont de moins en moins rentables et de plus en plus polluants. On retient souvent que la consommation d’énergies fossiles est polluante pour l’atmosphère des villes, mais cet impact sur la santé des hommes est loin d’être le plus grave. En relâchant massivement du CO2 dans l’atmosphère, nous sommes également responsables de l’augmentation de l’effet de serre de la planète et du réchauffement climatique dont la cause humaine fait aujourd’hui la quasi-unanimité parmi la communauté scientifique.
Le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) estime que pour éviter une catastrophe climatique majeure, il faudrait cesser tout recours aux énergies fossiles d’ici 2050.
Depuis des années, les écologistes se battent pour la « croissance verte » qui permettrait de se passer à terme des énergies fossiles en développant massivement les énergies renouvelables qui émettent peu de CO2. Maintenir la « croissance » en limitant les perturbations sur l’environnement suppose donc de remplacer 90% de notre consommation énergétique en seulement une trentaine d’années… Même avec la meilleure volonté du monde et toutes les économies d’énergie que l’on veut, c’est un pari impossible à tenir. D’autant plus que le déploiement massif des énergies renouvelable va se heurter à une autre pénurie, celle des minerais.
En conclusion, l’effondrement apparaît inévitable lorsqu’on cesse de considérer isolément les problèmes : l’épuisement des combustibles fossiles, l’épuisement des minerais, le réchauffement climatique, mais aussi l’extinction des espèces et la déforestation dont nous n’avons pas parlé, mais qui sont à eux seuls des facteurs d’effondrement possibles. Enfin, il faut avoir en conscience que notre système financier mondialisé basé sur le principe de « toujours plus de croissance pour rembourser les dettes » peut provoquer dès à présent un effondrement si le moteur économique commence à s’essouffler un peu, donc bien avant que la jauge du réservoir d’énergies fossiles ne tombe à zéro.
Pas de solution mais des modes d’action possibles
L’idée nouvelle introduite par les collapsologues est qu’il n’y a pas de solution, sous-entendu : « pas de solution pour sauver la croissance ». Il n’y a que des façons d’agir et des comportements à adopter pour se préparer au monde de demain. À chacun de choisir son mode d’action.
Comme Jean-Marc Jancovici (7), on peut tout miser sur des technologies bas carbone éprouvées comme le nucléaire, en les considérants comme des « amortisseurs de décroissance » afin que l’effondrement soit le moins violent possible. Ou l’on peut, comme les survivalistes, tout miser sur un effondrement brutal et traumatique dont seuls sortiront vivants les individus qui se seront réappropriés les premiers les techniques élémentaires de survie en milieu hostile. Entre les deux se trouvent les mouvements de transition qui font germer, ici et là, des éco-villages mettant en œuvre la permaculture et les « low tech » (8) en retrait de l’économie capitaliste mondialisée.
Nous présenterons dans un prochain article les perspectives que Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle ont proposées dans un livre sorti en 2018, Une autre fin du monde est possible.