Mort de Quino, le père de « Mafalda »
Le dessinateur argentin Quino (1932-2020) est décédé à l’âge de 88 ans dans sa ville natale de Mendoza en Argentine. Ses critiques acerbes de la société de consommation et des normes absurdes sont toujours d’actualité.
Joaquin Salvador Lavado, plus connu sous le nom de Quino (1932-2020) créa entre 1964 et 1973 une bande dessinée des plus célèbres du monde : Mafalda.
« Sa réputation est quelque chose que je ne peux pas comprendre », avoua-t-il en 2014. Il connut une carrière longue et universelle au cours de laquelle il reçut des distinctions comme l’Ordre Officiel de la Légion d’Honneur en France et le Premier Prince des Asturies en Espagne. Dans la première édition italienne de Mafalda, Umberto Eco observa que l’œuvre de Quino était fondamentale pour comprendre l’Argentine, ce qui est vrai.
En 2004, quand l’édition mexicaine de Playboy lui demanda si sa vie avait été bonne, avec sa concision caractéristique, Quino répondit « Est-ce qu’elle a été bonne ? Comparée avec tant de gens qui ne peuvent pas vivre de ce qu’ils aiment, alors elle a été bonne. »
Avec Mafalda, Quino a modernisé l’humour graphique argentin comme Charles Monroe Schulz (1922-2000) l’avait fait quelques années avant, avec son Comic strip (1) Peanuts paru aux États-Unis.
« Mafalda », l’enfant philosophe
Mafalda n’a pas été un succès immédiat comme cela le semble avec le temps. Mais la fille et ses parents d’abord, la fille et son groupe d’amis par la suite, fidèle reflet de la classe moyenne progressiste argentine de la moitié des années 60, ont gagné en acceptation et popularité.
Entre 1965 et 1973, le personnage et ses camarades de classe et amis (le dubitatif Felipe, le fils de migrants de Galice Manolo, la snob Susanita ou la combative Liberté) ainsi comme son père sans nom, sa mère Raquel et son petit frère, le sybarite Guille, sont devenues des stars de bandes dessinées qui transformaient les formats traditionnels des vignettes en espagnol. Acides, mordants, avec des touches amères, mais aussi tendres, les bandes dessinées de Mafalda ont permis l’initiation à la politique et à la conception de la vie personnelle comme politique.
Cette bande dessinée met à jour une expression de nouvelles classes moyennes et leurs inquiétudes qui, d’une certaine manière ont préfiguré mai 68 et les expressions internationales de l’anti-autoritarisme. Expressions qui sont reflétées dans la relation de Mafalda avec ses parents ou la rhétorique de la petite Libertad plus radicale que son amie.
Depuis des décennies, les « mafaldas » se développent là où l’on s’interroge sur les normes absurdes ; les « susanas » organisent des banquets luxueux pour collecter de la semoule pour les pauvres avec le palais exercé à tout, et moins au luxe; les « manolos » ne comprennent pas que l’entreprenariat est truqué ; les « libertades » mettent en relation les conditions matérielles avec la défaite de la lutte des classes ; les « felipes » se penchent dans les profondeurs de leurs pensées et les « guilles » s’incarnent dans l’hédonisme d’une sucette on the rocks. Cet héritage, si spécifique du XXe siècle, reste toujours nouveau, chaque fois que l’on retrouve les vieux volumes diffusés dans le monde.
Protégé par l’innocence de Mafalda, Quino a pu exprimer à travers son personnage, des critiques acerbes contre l’autoritarisme des dictatures qui ont pullulé en Amérique latine dans les années soixante-dix.
La capacité de questionner le monde adulte
Mafalda est le personnage parfait, parce qu’elle a la capacité d’interroger immédiatement tout ce qui vient du monde adulte.
Mafalda agit en enfant philosophe dans sa vie quotidienne et dans sa vie de jeune citoyenne. Elle a cette capacité d’interroger le monde adulte et la vie en général. Derrière sa naïveté, se cachent des vérités révélées par un humour qui surprend ou par la voie de l’absurde, mais qui renvoient toujours le lecteur à s’interroger lui-même et sur ce qu’il est en train de vivre.
Elle a contacté quelque chose de l’ordre de l’essentiel et de l’universel et c’est pour cela que son impact dans le monde a été si fort. Elle a su transcender les langues et les peuples, tout en représentant le génie d’un pays et une période de son histoire.
Nous rendons hommage à Quino et à Mafalda sa créature, cette dernière nous invitant toujours à retrouver en nous l’innocence, l’authenticité et cette capacité de nous interroger et remettre en cause le monde dans lequel nous vivons. Ce monde et ses maladies dont elle avait déjà conscience à son époque, bien que celles-ci semblaient moins graves qu’aujourd’hui.
Si nous réfléchissions aux réponses ou aux solutions que Mafalda suggère, sans toujours les préciser, nous pourrions peut-être contribuer un peu plus à la guérison de ce monde et par là même à celle de l’humanité.
Retenons simplement une des solutions de Mafalda : « L’idéal serait d’avoir le cœur dans la tête et le cerveau dans la poitrine. Ainsi, nous pourrions penser avec amour et aimer avec sagesse. »
(1) Bande dessinée de quelques cases disposées de façon horizontale
par Laura WINCKLER