Reza Moghaddassi : Construire des ponts au-dessus des murs
Pensée relativiste et pensée universelle
D’origine franco-iranienne, Reza Moghaddassi, jeune agrégé, enseigne la philosophie au Gymnase Jean-Sturm à Strasbourg. Il a publié en 2020 « Les murs qui séparent les hommes ne montent pas jusqu’au ciel ». Une voie de sagesse pour retrouver l’union.
Dans son dernier ouvrage (1), Reza Moghaddassi nous invite à réfléchir sur notre rapport à l’altérité et sur le besoin de faire tomber les remparts qui empêchent les êtres humains de se rencontrer, de s’écouter et de se comprendre. La revue Acropolis l’a interrogé à ce sujet.
Acropolis : Qu’est-ce qui t’a amené à choisir ce titre « Les murs qui séparent les hommes ne montent pas jusqu’au ciel » pour ton livre ?
Reza Moghaddassi : Ce titre fait écho à la fois à mon histoire personnelle et à l’époque que nous vivons. Du point de vue de l’histoire personnelle, je suis l’enfant à la fois de l’Iran et de la France par mon père et ma mère, de deux religions différentes, de deux cultures différentes, de deux couches sociologiques différentes. D’un côté, une civilisation qui, à bien des égards a gardé une culture traditionnelle et de l’autre, une civilisation dans laquelle j’ai grandi intellectuellement, à partir de mes 5 ans, la civilisation occidentale moderne, qui globalement a rompu ses liens avec le religieux et en grande partie avec la spiritualité. Le fait d’avoir grandi dans ces mondes qui s’ignorent ou qui se méprisent parfois, m’a amené à essayer de tracer une voie vers l’universel. La philosophie qui vise justement des vérités universelles, m’y a aidé. Mais j’ai découvert aussi que ce n’est pas tant à coup de démonstrations et de raisonnements qu’on arrive à produire totalement cette unité à laquelle j’aspirais : il faut trouver d’abord la puissance du cœur et la paix de l’âme.
A. : Quelle est ton histoire ?
R.M. : Du point de vue de l’histoire, de la grande Histoire, je suis né d’abord dans un pays, l’Iran, qui a connu la guerre. La souffrance de ce pays fait écho aux absurdités de toutes les violences à travers l’histoire. Face à la maladie et à la mort, nous sommes conduits à relativiser pas mal de nos divergences.
En grandissant en France, j’ai assisté à une crispation de plus en plus grande des identités et à une hystérisation de plus en plus prononcée des débats. La confiscation de la vérité et le refus du débat par des individus ou des groupes gonflés de certitude, la diabolisation de tous ceux qui contestent la pensée dominante véhiculée pour une grande part par les médias traditionnels produisent des ruptures dommageables au sein de la société. Les moindres divergences d’opinion produisent des tensions au point que beaucoup n’osent plus s’exprimer librement, y compris en famille, pour sauver la paix ou éviter de se faire excommunier. D’où l’exigence, à travers mon livre, de penser les conditions d’un dialogue véritable, exigence aussi de replacer l’humain avant les idées.
La rigidité ou l’arrogance sur fond d’ignorance que j’ai rencontré dans certains univers religieux, je les ai retrouvées dans d’autres univers y compris scientifiques. Le dogmatisme et la fermeture d’esprit, l’enfermement dans les paradigmes hérités de son éducation n’ont pas de frontières. D’où la nécessité de prendre conscience des angles morts de nos propres convictions pour retrouver une forme d’humilité.
A. : C’est donc cette rigidité, selon toi, qui a construit les murs ?
R.M : Oui mais en partie seulement car il y a d’autres mécanismes délétères qui brisent les liens humains. J’ai essayé de faire le diagnostic de différentes maladies qui produisaient ces murs. La rigidité est en réalité une conséquence, une conséquence de l’orgueil et de l’ignorance, une conséquence aussi de l’identification de notre être à des habitudes et à une image de soi-même.
A. : Oui, parce que tu dis dans ton livre « les murs qui séparent les hommes viennent de la façon dont se construisent les identités. »
R.M. : Les murs qui séparent les hommes ne montent pas jusqu’au ciel, c’est vrai, mais on ne vit pas dans le ciel mais sur terre, c’est-à-dire dans le monde des séparations.
Le problème n’est pas d’avoir une identité car nous sommes tous des êtres de quelque part avec une énergie singulière. Le problème est le rapport à notre propre identité en particulier lorsqu’elle devient une cage pour l’esprit.
Nous avons à faire en même temps deux choses : à la fois à assumer notre finitude, à assumer d’être le fruit d’une histoire que nous n’avons pas pleinement choisie et faire fructifier les trésors qui y sont contenus, et à la fois ne pas nous laisser enfermer par un point de vue limité sur le réel, et donc de rester ouvert à ce que la rencontre de l’altérité peut nous apporter ne serait-ce que dans le dialogue de la pensée avec elle-même pour reprendre la belle formule de Platon.
J’avais pris cette image : on a besoin d’avoir des maisons, mais il faut absolument qu’il y ait des fenêtres et des portes. Et puis il faut que cette maison comprenne qu’elle ne s’est pas construite éternellement comme ça ; ses pierres, ses fondations sont construites à partir de différents sédiments qui viennent d’ailleurs. L’identité est habitée par le multiple. Et puis il faut aussi que cette maison comprenne que le Soleil brille aussi ailleurs que chez elle.
A. : Tu dis qu’il ne faut pas se laisser enfermer dans ses propres vérités.
R.M. : Je dénonce la pensée relativiste qui consiste à faire de l’individu la mesure de toute chose. Il y a quelque chose qui est de l’ordre d’une réalité que nous partageons avec les autres. Ce n’est pas nous qui décidons du réel. Et puis ce n’est pas nous qui décidons des lois de la logique, de la raison. Donc il y a bien une vérité indépendante des opinions ou des désirs des individus.
Quant à la question de savoir si nous avons la vérité, il faut faire preuve de beaucoup d’humilité. Comme le dit très bien André Comte-Sponville, « la vérité, c’est ce que Dieu sait, s’il existe ». Et à supposer qu’on ait la vérité, que tous les éléments aillent dans notre sens, ce qui n’est pas impossible, la question sera : quelle va être notre relation aux autres, une fois qu’on a la vérité ? Est-ce que ce qui compte le plus pour nous, c’est la vérité qu’on a ou la personne qu’on a en face de nous ?
Je crois que les grands sages ont eu cette sagesse de s’adapter à la personne qu’ils avaient en face d’eux. Et parfois de taire des choses qui ne pouvaient pas être entendues à ce moment-là.
A. : Comme aujourd’hui la notion d’universel est remise en question, car il y a énormément de déconstruction pour pouvoir construire son propre petit particularisme, comment définirais-tu la question de l’universel pour sortir du relativisme ?
R.M. : Je dirais d’abord qu’il faut regarder cet universel comme un horizon vers lequel on tend. C’est l’effort à travers lequel, à partir de nos dialogues, de nos lectures, de nos rencontres, de la mise en œuvre de notre propre intelligence, nous essayons de nous diriger vers une vérité universelle. Donc, l’universel, c’est d’abord un horizon.
La deuxième chose très importante, c’est que du point de vue du rapport à la vérité, à la connaissance, la question de l’universel, il faut comprendre qu’au fond tout ce qu’on peut dire sur le réel n’est qu’une approche du réel ; qu’on ne peut enfermer toute la vérité du réel ni dans une théorie ni dans une formule ni dans un regard. Cela ne veut pas dire que notre regard est faux, mais cela veut dire que le réel, dans sa plénitude, est toujours manquant à nos discours. C’est pourquoi on ne peut jamais prétendre « avoir la vérité ». À défaut d’être sûrs d’avoir la vérité, à défaut de l’avoir totalement, nous pouvons nous efforcer d’être plus vrai sachant que la sincérité commence toujours par la prise de conscience de sa non-sincérité.
A. : Tu dis qu’il y a une universalité de l’expérience humaine, mais que cela n’empêche pas néanmoins des lectures différentes du réel.
R.M. : Je pense que la réalité dépasse les limites de notre entendement et sa logique binaire. Avoir le sens de la complexité ne consiste donc pas seulement à prendre en compte les différentes facettes du diamant de la vérité. Cela consiste à affronter la contradiction qui peut habiter le réel. C’est ce qui est déroutant dans certains enseignements spirituels et tout aussi déroutant dans la physique quantique qui bouleverse la logique classique formalisée par Aristote.
A. : Tu parles de la complexité, ce qui est très important aujourd’hui, car les gens n’aiment pas la complexité. Les gens veulent des solutions simples et confondent « compliqué » et « complexité ». L’interaction des éléments, l’interconnexion de la partie avec le tout, me semble un élément capital pour accepter une réalité polymorphe et unitaire en même temps.
R.M. : L’immaturité persistante et l’éclatement des savoirs conduisent en effet à des oppositions stériles et à la confusion courante de la vérité avec des semi-vérités. L’obsession de la vitesse et la temporalité médiatique laissent dans l’ombre ceux qui sont porteurs d’une vision plus riche et plus complexe.
A. : Peux-tu clarifier un peu plus : « l’être humain est obligé de surmonter le sceptique en lui pour construire sa vie et confronter ses représentations à la réalité ».
R.M. : Dès que l’être humain commence à raisonner, c’est-à-dire à vouloir une justification, une démonstration, il se rend compte que toutes ses affirmations reposent sur des présupposés que finalement il ne peut pas démontrer ; qu’il est impossible de fonder rationnellement la raison elle-même. C’est pourquoi face au sceptique, en nous ou en face de nous, qui exige sans cesse une preuve et une démonstration, nous ne pouvons que perdre. Face à chaque affirmation qu’on lui proposera, il dira « démontre-moi que c’est vrai », « prouve-le-moi » et à un moment, on sera obligé de dire « c’est comme ça ! C’est évident ! ». On rencontre alors son dogmatisme. Cela me conduit à penser qu’il y a une forme de mystification à faire de la raison un instrument pour fonder.
A. : À quoi sert la raison alors ?
R.M. : Le rôle de la raison est de s’appuyer sur des intuitions et des hypothèses qui nous apparaissent intéressantes, justes, fructueuses pour construire une cohérence de la pensée ou un système de pensée dont on vérifiera l’intérêt et la validité à partir de l’expérience. Et au fond, la démarche scientifique, que ce soit en mathématiques ou en physique, fonctionne comme cela. Elle part d’un certain nombre de présupposés, à partir desquels elle trace un chemin qui se veut cohérent. Le caractère fructueux de notre système valide a posteriori l’intérêt de notre approche ou de notre système de pensée.
Il y a une forme de facilité et de stérilité à rester dans la posture du sceptique, c’est-à-dire de ne pas assumer une prise de risque. L’autre danger est de ne pas avoir conscience des partis pris de son propre paradigme, c’est-à-dire de la somme des affirmations sur lesquels nous fondons notre interprétation du monde, affirmations vécues comme des évidences mais qui ne sont pas nécessairement vraies.
Il faut donc à la fois avoir le courage de tester des hypothèses, de poser certains actes pour essayer de construire quelque chose. Montaigne parlait de l’écriture comme une manière d’essayer sa pensée. Il avait raison. Nous pourrions généraliser son propos à l’action humaine en général. C’est par l’action et la rencontre concrète avec le monde que nous pouvons vérifier la pertinence de nos « préjugés ». Pour notre vie qui est principalement dans le brouillard, c’est en marchant que nous découvrons la suite du chemin. Et en même temps il est nécessaire de garder une certaine humilité et une ouverture à d’autres paradigmes possibles.
Ce que je reproche à beaucoup de scientifiques, c’est qu’ils se sont enfermés dans leur paradigme en ayant beaucoup de mal à s’ouvrir à d’autres paradigmes. C’est banal mais d’autant plus regrettable que l’esprit de la science consiste à savoir penser contre soi-même pour reprendre la formule d’Alain.
Dans un second article, Reza Moghaddassi proposera un nouveau paradigme intégrant confiance, raison et expérience.