La philosophie de l’Art Nouveau, pour un monde différent
À la fin du XIXe siècle, l’Art nouveau arrive en pleine modernité industrielle pour revaloriser le travail artisanal ouvrier, redonner de l’esthétisme aux objets utilitaires et libérer l’homme grâce à l’impact esthétique des réalisations et œuvres artistiques. Il s’exprime par un style chargé, fleuri et coloré, des lignes simples et harmonieuses inspirées de la nature. Il se développe partout, notamment en Europe et aux Etats-Unis, jusqu’à la Grande Guerre où il se transforme en Art décoratif.
L’Art nouveau est un mouvement international d’art et d’architecture né à la fin du XIXe siècle et resté populaire jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. Il rassemble architectes, artistes et artisans et s’exprime dans différents pays sous des dénominations variées : Art nouveau en France, Arts and Crafts en Angleterre, Jugendstil en Allemagne, Modernismo en Espagne, Sezessionstil en Autriche, etc.
Malgré une grande diversité de styles, ce mouvement trouve son unité dans ses aspirations qui dépassent largement la sphère artistique.
L’art social : pour changer la société
L’Art nouveau trouve sa source dans les profondes mutations de la société du XIXe siècle et en premier lieu dans l’industrialisation naissante et la dégradation des conditions sociales. C’est avec le mouvement Arts & Crafts et des écrits de ses théoriciens et protagonistes John Ruskin (1819-1900) (1) et William Morris (1834 -1896) (2), que pour la première fois, le concept d’art social s’incarne véritablement dans la pratique d’un groupe d’artistes. Ils défendent le rôle social de l’art comme vecteur de transformation de la société.
À partir de leur conception morale de l’homme, ils critiquent la modernité industrielle : la laideur des objets qu’elle produit, la soumission à la machine qu’elle impose aux travailleurs, l’industrialisation de la société anglaise qui dénature les paysages et la morale chassée par l’exploitation et le profit, tout ceci empêche l’homme de s’épanouir, de devenir meilleur et d’accéder au bonheur.
« En deux mots, ce changement est le suivant : la tradition s’est transférée de l’art au commerce […] Pour le producteur commercial, les véritables marchandises ne sont rien, les péripéties sur le marché sont tout. Pour l’artiste, les marchandises sont tout ; il ne se soucie pas du marché, … L’éthique du commerçant… le pousse à donner aussi peu que possible au public et à prendre autant qu’il peut de lui. L’éthique de l’artiste l’invite à mettre tout ce qu’il peut de lui dans tout ce qu’il crée. Partant, le commerçant se retrouve aux prises avec un public d’ennemis, tandis que l’artiste a affaire avec un public d’amis et de proches. » écrit William Morris dans L’art et l’artisanat (3).
Dans ce contexte, les artistes de l’Art nouveau sont animés non seulement par un idéal d’amélioration des conditions de vie des classes laborieuses, mais par un idéal de libération totale de l’homme grâce à l’impact esthétique de leurs réalisations et œuvres.
Pour Émile Gallé (4) « elle doit être, cette œuvre, une lutte pour la Justice en nous-même, pour la Justice autour de nous. »
Un art social qui repose sur l’unité de l’art
L’Art nouveau veut offrir un véritable univers esthétique idéalement mis à la portée de tous.
Cette conception implique un dépassement des couples traditionnels de catégories de l’art : utile contre désintéressé, artisanat contre art, fonction contre expression, etc., vers une unité de l’art. Ce nouvel angle de vision permet de récuser l’opposition convenue entre le beau et l’utile que Kant avait contribué à installer.
Les artistes doivent donc devenir des artisans et inversement, dans l’objectif d’embellir le quotidien des hommes par la production d’objets utilitaires dotés de qualités esthétiques.
Il s’agit donc d’une véritable esthétisation de la vie quotidienne que prônent Ruskin et Morris, qui n’est possible qu’à travers l’union du beau et de l’utile, autrement dit l’unité de l’art.
La nature la grande inspiratrice
Arts and Crafts va chercher le modèle de l’art qui rend libre dans le gothique d’où le mouvement des préraphaélites. Mais ailleurs, comme en France avec Émile Gallé, ou en Europe avec de nombreux autres artistes, c’est la nature qui est le modèle. « Il nous paraît que pour étudier les styles et en retrouver la source, il faut reprendre le modèle d’où presque tous sont dérivés : la nature. » écrit Lucien Falize (5) dans la Revue des Arts Décoratifs en 1891.
Inspirée plus particulièrement par la flore, la démarche de Gallé, tout comme de l’architecte espagnol Antoni Gaudi (1852-1926), n’est pas celle de copieurs de formes ni d’artistes en quête d’inspiration. La nature n’est pas pour eux un sujet et le végétal n’est pas un modèle à décrire, mais un modèle de sagesse, de beauté, de justice, de bonté.
L’artiste ne capte pas seulement la forme de la plante, mais ce qui est le moteur de son harmonie particulière. C’est cette contemplation qui permet de réaliser la concordance la plus juste possible entre la forme de l’objet et le décor combiné à la technique et à la fonction.
Le langage de la nature est universel. Ainsi plus qu’à une communauté nationale, il s’adresse à une communauté d’esprit transcendant les diversités culturelles.
Le naturel contre l’artificiel
L’Art nouveau est une manifestation artistique d’un style nouveau et inédit dans l’histoire de la culture occidentale. Les formes douces et féminines, arrondies, sont à l’honneur. L’asymétrie est un point important : en effet, il convient de reproduire au mieux ce que nous offre la nature. Et la nature n’obéit qu’à sa propre loi : généreuse, nourricière mais aussi sauvage et indomptable, et va à contre-courant des préceptes industriels de rationalisation ou d’austérité.
Le projet d’Emile Gallé est ambitieux. L’œuvre doit permettre de restituer la complexité et la beauté de la nature et le mouvement suggéré sur les vases est l’expression plastique du « flux vital qui parcourt tout organisme vivant ».
L’art total, un processus créatif
L’Art nouveau a cherché à unifier les deux formes d’art, les Beaux-Arts et les Arts appliqués, en créant
« une œuvre d’art totale ». La forme doit servir un objectif fonctionnel tout en étant belle. Il fait ainsi appel à l’art de l’ébénisterie, de la poterie, de l’émaillage, la céramique, la verrerie, mais aussi architecture, ferronnerie d’art, vitrail, etc.
L’art total n’est pas seulement fonctionnel, c’est un processus créatif en lui-même. Gallé, par exemple, en passant du verre au mobilier ou à la céramique, s’inscrit résolument dans cette idée d’un art total qui pousse l’artiste à s’affranchir d’un seul mode opératoire.
La Beauté est-elle possible pour tous ?
Autrement dit, l’Industrialisation de l’art est-elle possible ? L’art démocratique n’est-il pas une utopie ?
D’un côté, l’aventure des Arts & Crafts de Ruskin et Morris s’est heurtée à plusieurs obstacles qui mirent fin à leurs ambitions, principalement pour leur refus de la machine et de la modernité technique qui conférait un prix très élevé aux objets.
D’autre part, l’exemple de Jean Daum et d’Émile Gallé opposa logique artistique et industrielle. Avec des pièces souvent somptueuses le travail de Gallé est sans égal mais peine pourtant à trouver une correspondance industrielle, c’est-à-dire une diffusion la plus large possible. Chez Daum, la plante est employée pour sa seule fonction décorative. L’objet fabriqué n’a aucune autre prétention que d’agrémenter le cadre de vie. Contrairement à Gallé qui cherche à faire œuvre, les frères Daum ne revendiquent rien d’autre qu’une production industrielle de qualité et seuls ces derniers survivront.
Un humanisme enthousiaste
La Grande Guerre signera la fin des inspirations libres et volubiles de l’Art nouveau, rapidement remplacé par le clacissisme de l’Art déco.
L’Art nouveau laissera le souvenir d’un courant dont l’humanisme visait à une réorientation morale et spirituelle de la société, à une nouvelle manière de penser et de vivre. Ce fut fondamentalement une tentative de proposer à travers l’art et la culture, par la beauté à la portée de tous, un plan de réhumanisation d’une société dominée par le matérialisme.
Le rêve généreux et enthousiasmant de ces artistes était que « la vie au vingtième siècle ne devra plus manquer de joie, d’art, ni de beauté. » (7) dit Émile Gallé. On sait ce qu’il en fut…
(1) Écrivain, peintre, architecte, poète décorateur, illustrateur britannique (1834-1896)
(2) Écrivain, poète, peintre et critique d’art britannique (1819-1900)
(3) Ouvrage dans lequel figure sous le même titre que l’ouvrage, le discours présidentiel de la Section d’arts appliqués de l’Association nationale pour le progrès de l’art, prononcé par Morris le 30 octobre 1889 à Queen Street Hall, à Edimbourg
(4) Industriel, maître verrier, ébéniste et céramiste français (1846-1904), fondateur de l’École de Nancy (regroupant des industries d’art de l’Art nouveau)
(5) Joaillier, écrivain et critique d’art français (1839-1897)
(6) Notaire alsacien (1825 -1885), fondateur de la verrerie Daum qui deviendra la célèbre cristallerie actuelle. Ses deux fils continueront son œuvre
(7) Le Décor symbolique, discours prononcé par Émile Gallé à la réception de l’Académie de Stanislas à Nancy, le 17 mai 1900
Sur Nouvelle Acropole Youtube
Revoir la conférence de Isabelle Ohmann, L’art nouveau, pour un monde différent
par Isabelle OHMANN
Conférencière, formatrice en philosophie à Nouvelle Acropole
Exposition
Gaudi, architecte et créateur de génie
Jusqu’au 17 juillet 2022
En collaboration avec le musée de l’Orangerie, le Muséum nacional d’art de Catalunya de Barcelone, le musée d’orsay accueille une exposition dédiée à l’architecte catalan Antoni Gaudi (1852-1926), prodige de l’art et du design, mondialement connu pour son œuvre inachevée, la Sagrada Familia, située à Barcelone. Il fut le chef de file du Modernismo (Art Nouveau en Espagne). Il s’est inspiré des idées novatrices d’Eugène Viollet-le-Duc, du critique d’art britannique John Ruskin et de l’architecte Owen Jones. Il a poussé les limites du mouvement architectural de son époque, en utilisant les matériaux, les couleurs, et le mouvement d’une manière inédite jusqu’alors pour la construction de maisons et de mobilier les plus remarquables de la ville de Barcelone. L’exposition, constituée de quelques dessins subsistants de l’artiste, de maquettes, de nombreuses œuvres de mobilier, et de films, photographies et documents de l’époque, montre ce qui caractérise Gaudí : créations de palais, d’hôtels urbains, de parcs, d’églises…