Arts

De la nature morte à la mort de la nature…

« Choses, choses, choses qui en disent long quand elles disent autre chose »
Henri Michaux

Inspirée par l’exposition organisée par l’historien de l’art Charles Sterling dans les années 50, une belle exposition dans le Louvre (1) à nous a interpellés et nous a conduits à travers la représentation des choses depuis la Préhistoire jusqu’au XXIe siècle.
Chez les Anciens, les choses ont un sens symbolique et leur représentation obéit à des codes associés aux usages domestiques des rites et des offrandes.
Au Moyen-Âge, les objets expriment la religiosité et le sacré qui décrit le plan divin et une réalité autre.
Le renversement arrive à la Renaissance, âge de la première mondialisation marchande, où s’inscrit un regard paradoxal : la cupidité du négociant ou l’avidité du collectionneur doivent composer avec l’ancien anathème religieux qui subordonne l’existence humaine à la promesse de la vie éternelle et condamne l’accumulation de biens. Dieu et le diable coexistent.
Héritières des memento mori de l’Antiquité, dans un contexte encore largement religieux, surgissent les Vanités, souvent sous la forme d’un crâne seul ou installé près d’objets symboliques comme une bougie ou un sablier qui rappellent le temps qui passe inexorablement.
Malgré le rappel des Vanités, le règne des choses prend le dessus sur l’humain, comme dans la nature morte aux légumes de Frans Snyders où les paysans passent derrière les fruits et légumes qu’ils récoltent. De gras et beaux choux et carottes nous éblouissent au premier plan et dans le lointain, estompés, on devine les producteurs réduits à un rang subalterne pour devenir quelques siècles plus tard, des choses.

Au XVIIe et XVIIIe siècles, la nature morte arrive à son apogée et inclut en elle-même le motif de la vanité. L’âpre vérité des vanités est dénoncée avec une lucidité impitoyable. Le tragique de la condition humaine est toujours rappelé. Le sacré devient moral, nous confrontant à notre finitude et au néant.
Au XIXe, les atrocités des guerres, des insurrections et les actes de barbarie endurés par les civils, donnent à l’artiste le rôle de reporter du réel, comme l’écrit Goya en marge de certains dessins : « j’ai vu cela ». Nous assistons au passage du sacré au profane, du symbole au signe.
Mais encore tout n’est pas perdu. Un retour à l’élémentaire, au naturel, à un parfum de pureté et de vérité se dégage des œuvres de Van Gogh, Gauguin, Odilon Redon.

L’impact des terribles guerres mondiales déplace le travail de l’artiste en direction du geste politique ou poétique : les objets se révoltent. Et l’on passe du trompe-l’œil au trompe-l’esprit. Les objets deviennent emblème de l’absurde.
Avec l’art moderne, fondamentalement à partir du XXe siècle, l’art va refléter un désenchantement issu du capitalisme et de la société industrielle. Il exprime le ressenti d’une révolte, d’une opposition à un système qui déshumanise et met en danger la nature. Mais il ne donne pas de pistes pour aller au-delà du négatif et proposer des éléments permettant la construction d’une autre forme de société qui réenchante.

La vision de l’unité est rejetée au profit d’une fragmentation du regard mais ces fragments ne sont pas des fractales, capables de refaire la totalité et chacun reste dans sa parcelle, désarticulé du tout. Ce n’est pas l’état de grâce exprimé par Édouard Manet avec son simple citron qui nous propose une tentative d’opérer un nouveau regard sur les choses sans les fragmenter.

L’art qui se focalise sur des objets désarticulés, animaux morts, déchets, traduit un état intérieur de l’artiste. Il se sent lui-même « chose » ou objet, en ayant perdu contact avec son être intérieur, incapable de transcender la peur de la destruction et de la mort pour retrouver la lumière ou l’étincelle de vie qui anime toute la nature.
Nous apprenons ainsi que lorsque les choses perdent leur sens et ne sont plus capables de nous élever et nous inspirer, s’installe un assèchement de l’esprit. Et ce n’est pas simplement la protestation ou la dénonciation qui nous aident à retrouver la joie pour construire le monde dont nous rêvons. Devenons artistes de nos vies !

(1) Exposition Les choses. Une histoire de la nature morte, Musée du Louvre à Paris, jusqu’au 23 janvier 2023
À lire
Laurence Bertrande Dorléac, Catalogue de l’exposition Les choses. Une histoire de la nature morte, Éditions Louvre Lienart, 2022
Les Choses. Une histoire de la nature morte, Hors-Série N°1003, Connaissance des Arts, 2022
par Fernand SCHWARZ
Fondateur de Nouvelle Acropole en France
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