Au-delà des étoiles Le paysage mystique de Monet à Kandinsky
En collaboration avec l’Art Gallery of Ontario, le Musée d’Orsay a organisé une exposition très originale (1), proposant une nouvelle lecture de la peinture du paysage au tournant du XXe siècle, en mettant l’accent sur les interrogations mystiques des artistes de l’époque. Cette réflexion trouve son origine dans les influences attestées entre les artistes d’Europe du Nord et les artistes canadiens dans la représentation du sacré dans la nature. Ce sujet touche aussi les peintres européens de la fin du XIXe et du début du XXe siècle appartenant aux courants impressionnistes, symbolistes et nabis (2).
Entrer en contact avec un ordre situé au-delà des apparences physiques, dépasser les réalités matérielles pour approcher les mystères de l’existence, expérimenter l’oubli de soi-même dans l’unité parfaite du cosmos : toutes ces quêtes caractérisent le mysticisme, phénomène spirituel présent en parallèle de toutes les religions, de tous les continents. Ce mysticisme est présent dans la peinture de paysages au tournant du XXe siècle, qui s’interroge sur la place de l’homme face à la nature.
L’élévation vers l’infini, l’épreuve de la nuit, la quête de la lumière, la recherche de fusion de l’individu dans le tout, l’expérience des forces transcendantes de la nature : ces situations à la fois sensibles et spirituelles, recherchées ou éprouvées tant par le peintre que le spectateur de ses œuvres, s’apparentent à l’expérience mystique.
La sélection des œuvres comprend des paysages de Gauguin, Denis, Monet, Hodler, Klimt, Munch, Van Gogh ainsi que des artistes européens moins connus tels que Charles-Marie Dulac ou Wenzel Hablik, mais aussi des principaux représentants de l’école canadienne des années 1920 – 1930, tels Lawren Harris, Tom Thomson ou Emily Carr.
Un monde en crise au tournant du XXe siècle
Au début du XXe siècle, la connaissance scientifique démontre que l’univers n’est pas limité mais en expansion. En Occident, l’Église chrétienne n’a plus le monopole d’explication du monde. La seconde moitié du XIXe siècle voit naître un intérêt croissant pour les chemins spirituels individuels, en dehors des institutions religieuses.
Le désespoir face à un mode absurde nourrit un intérêt pour les religions orientales, comme le bouddhisme avec leur approche holistique du monde et de l’individu.
La découverte des religions et des croyances des peuples dits « primitifs » offre d’autres perspectives à une histoire guidée depuis le siècle des Lumières par une idéologie du progrès, technique et moral, désormais dans une impasse : son possible déclin et la faillite des idéaux humanistes. Condamnée à la barbarie, comme l’a démontré l’épisode sanglant de la Grande Guerre (3), l’Europe est rongée par se contradictions et les cultures extérieures au grand récit occidental viennent à la rescousse d’individus en quête de sens.
Traversé par des tensions qui ont miné les pouvoirs impériaux, le XIXe siècle est tumultueux et incertain.
Dans les années 1890, les conflits s’intensifient et les artistes se font le réceptacle d’une inquiétude généralisée. Face à un monde chancelant, dont les ordres et les institutions sont en profonde mutation, face à une rationalité scientifique toujours plus irrévocable, face à la découverte d’autres cultures et la prise de conscience de l’ethnocentrisme européen, les croyances religieuses issues de la chrétienté sont mises à mal, de même que le sens de l’histoire. Les théories de la science (Darwin, Freud, Einstein) et les progrès techniques contraignent l’homme à une redéfinition de sa place dans le monde. Dans un concert d’angoisses, le scepticisme gagne. Le penseur allemand Oswald Spengler évoque parle même de « déclin de l’Occident ». Si Sigmund Freud voit dans le sentiment religieux un danger et le symptôme d’une soumission, Carl Gustav Jung avec d’autres chercheurs, y voit une composante essentielle de la nature humaine en quête de complétude au-delà de la simple raison et l’écrivain Romain Rolland reconnaît dans le besoin de religion un « sentiment océanique », un désir d’unité avec le cosmos.
Des courants philosophiques novateurs éveilleront la quête de lumière au milieu de l’obscurité et la confusion de l’époque. Dans ce climat dualiste, pour un certain nombre d’artistes, la nature sera une source d’apaisement, où l’on cherchera à y retrouver un ordre supérieur et une intelligence.
La forêt des symboles
Dans son poème, Correspondances, Baudelaire assimile la nature à un temple et la vie humaine à un chemin à travers une forêt de symboles. Les arbres sont vus comme des piliers qui relient le monde matériel à une réalité supérieure. L’homme-pèlerin y parcours son chemin en quête d’une spiritualité qui se reflète dans la nature. Investi par l’invisible et le surnaturel, le bois peut devenir le lieu où ses manifestent des visions religieuses.
Nous allons parcourir quelques-uns de ces symboles mis en évidence dans l’exposition :
Contemplation ; Bois sacré ; Le divin dans la nature ; L’idée du Nord ; La Nuit ; Paysages dévastés ; Cosmos.
Contemplation
Monet, Van Gogh ou Klimt ont créé des œuvres suscitant chez le spectateur un sentiment de transcendance, alors que l’objet s’efface au profit des couleurs.
Les séries de Monet telles les Meules ou la cathédrale de Rouen, sont une métaphore de la vie avec les changements induits par la lumière tout au long de la journée.
Ses variations sur les Nympheas s’inspirent de l’attraction de Monet pour le bouddhisme, où le Bouddha est représenté avec un lotus à la main ou assis sur une fleur de lotus qui évoque l’éveil spirituel de l’âme. Représenter les nymphéas sous tous ses registres est aussi un acte contemplatif, sur l’impermanent qui transmet le message de l’atemporel dans ses variations incessantes.
Kandinsky est très frappé par la puissance émotionnelle des Meules de Monet et il élabore une théorie des couleurs pour amener à voir le monde sous des états vibratoires, comme l’explique la théosophie. La symbolique et puissance qu’il attribue à des paires de couleurs est proche de la spiritualité de la symbolique des couleurs dans le mandala. Soudain, les couleurs se correspondent avec des sons et dévoilent des lois de la nature dont ils sont les messagers.
Ces œuvres d’inspiration mystique, si elles sont contemplées silencieuse et longuement, doivent conduire le spectateur à se relier à leur sens profond. Là aussi, Kandinsky explique que ses œuvres doivent être vue plusieurs fois pour en déchiffrer les divers sens qu’elles comportent. C’est une démarche herméneutique à laquelle elles invitent, en nous rappelant que l’essentiel ne se voit bien qu’avec le cœur.
Bois sacré
L’arbre évoque l’axe du monde dans toutes les traditions et il est repris dans ce sens avec les couleurs et formes les plus surprenantes pour évoquer un lieu qui ne relève pas de la simple nature physique mais qui nous introduit dans une autre dimension de la réalité.
Le bois sacré est le lieu de la rencontre mystique avec le divin présent dans la nature et qui tel une cathédrale invite l’âme à l’élévation et la communion.
Dans L’incantation ou le bois sacré (1891), Paul Sérusier rappelle la sacralité du lieu qui accueille depuis les temps les plus ancestraux des rituels, des processions et des cérémonies. Il représente la forêt d’Huelgoat, emblème à ses yeux d’une nature primitive et sacrée.
L’intérêt pour le primitif d’un certain nombre d’artistes comme Paul Gauguin est teint d’une certaine mélancolie, avec l’idée d’une perte de la pureté originelle dans un monde dénaturé par la main de l’homme.
Le divin dans la nature
Les paysages permettent de traduire l’interrogation de l’homme par rapport à la Création. Dans une vision panthéiste, ils soulignent la petitesse de l’homme face à la nature qui devient par ailleurs « paysage de l’âme » où le divin est présent dans la simplicité de l’instant.
Van Gogh est le mystique de la lumière et du soleil et dans son tableau Le Semeur, il représente un paysan travaillant son champ, inspiré d’une œuvre de Jean-François Millet. Le soleil, énorme, est sur le point de se coucher et rend le ciel vert. Dans cette probable allégorie du messie, il représente la force divine, solaire, cosmique comme impersonnelle. Le messie – le semeur – est sans visage. Elle traduit pour lui : « cette actuelle nécessité de la venue d’un messie, semeur de vérité capable de régénérer la décrépitude de l’art et de notre imbécile et industrialisante société. » (4)
L’âme du Nord
À partir de la fin du XIXe siècle, des peintres d’Amérique du Nord, de Scandinavie, mais aussi de Grande Bretagne ou de Suisse partagent une esthétique « nordique ». Ils envisagent l’immensité de la nature et ses éléments à la fois pour leur force picturale et leur puissance spirituelle.
Comment se retrouver soi-même dans l’immensité sauvage du Nord ? L’atmosphère nordique se caractérise par la douceur de sa lumière rasante, oscillant entre le bleu, le rose et le gris propices à la mélancolie et à l’introspection. Le ciel est bas, les espaces sont vastes et la place de l’individu dans ce paysage immense agit comme une interrogation constante.
Dans les contrées d’Europe du Nord, des artistes comme Willumsem, Strindberg ou Fjaestad utilisent la nature comme moyen d’expression pour traduire leurs questionnements mystiques. Un peu plus tard, au Canada, de jeunes peintres découvrent les artistes scandinaves lors d’une exposition à Buffalo, en 1913. Ils réalisent la proximité de cette représentation de grandes espaces sauvages avec leurs propres aspirations.
En 1920, ils créent le Groupe des Sept (Harris, Mac Donald, Lismer, Varley, Carmichael, Johnston, Jackson – sans Tom Thomson mort prématurément – ) et jouent un rôle prépondérant dans la définition d’un style de représentation des paysages d’Amérique du Nord.
Attirés par les lieux isolés, intemporels, vides de toute présence humaine, ils conçoivent les paysages comme des images symboliques. Ils interrogent le rapport de l’homme à la nature en y incluant une dimension sacrée. Plusieurs membres du groupe sont attirés par la théosophie. Cette quête spirituelle se retrouve chez Emily Carr, proche de Harris et passionnée par les cultures primitives.
Les peintures scandinaves font dire à Mac Donald : « Elles […] nous apparaissent comme le véritable souvenir de ce Nord mystique autour duquel nous tournons tous. C’est ce que nous voulons faire au Canada. » (5)
Pour la vision théosophique de l’époque, reprise par Harris, le Nord géographique était le lieu d’une nouvelle renaissance : « le haut du continent » était appelé à devenir une source spirituelle jetant de la clarté sur l’Amérique du Nord et les Canadiens, étant plus proches de cette source sont appelé à produire un art un peu différent que plus au Sud. Il considère qu’ayant moins de densité démographique, l’atmosphère psychique est plus pure et que les Canadiens vivent « en bordure du Grand Nord et de sa blancheur vivante, de sa solitude et de sa capacité de resourcement, de sa résignation et de sa libération, de ses appels et de ses réponses –de ses rythmes purifiants. » (5)
Le Vent de l’Ouest de Thomson, avec l’arbre solitaire, enraciné dans le roc et battu par les vents est une allégorie de l’esprit. Il rappelle les Canadiens morts dans l’engagement de la Grande Guerre, comme certains de ses camarades. Il est devenu l’œuvre la plus iconique de l’art canadien.
Le symbole des montagnes
La montagne a toujours été associée à la communication de l’homme avec le divin. C’est en accédant au sommet de soi-même que l’homme peut se relier à la divinité. Tel était le symbole de l’Acropole, la cité haute qui couronnait les villes grecques, le lieu de communion entre le visible et l’invisible où règne le feu de l’esprit comme au cœur du Parthénon.
Un sommet couvert de neige peut symboliser les aspirations spirituelles, un chemin, les traditions qui y mènent et l’étoile, la destination ultime, fin du voyage et aboutissement de la quête spirituelle.
Dans Le Mont Niessen, Ferdinand Hodler encadre le sommet de la montagne d’un halo de nuages attirant l’attention sur le point de rencontre entre ciel et terre.
La Nuit
Temps de rêve et de mystère, la nuit peut être la nuit de l’âme, symbole de mort, silence et solitude, mais aussi lieu de la transcendance et moyen d’union avec le Divin.
Chez Van Gogh, la contemplation de la voûte céleste pendant la nuit éveille ses sentiments religieux les plus profonds. Son sentiment exacerbé de l’immanence et de la transcendance divines s‘explique par ses expériences mystiques où il se sent transporté vers les sphères célestes. Il écrit à son frère Théo : « J’ai une lucidité terrible par moments, lorsque la nature est si belle de ces jours-ci et alors je ne me sens plus et le tableau me vient comme dans un rêve. » (6)
Dans La nuit étoilée sur le Rhône, le ciel est illuminé par la Grande Ourse, qui nous oriente également vers le Nord. Les étoiles brillent partout mais les lumières de la ville paraissent encore plus intenses. « Croire au ciel » et donc à la résurrection pourrait être le cœur du tableau. Le couple d’amoureux qui se retourne de sa vision nocturne, évoque un sentiment pur qui nous élève jusqu’aux étoiles.
D’autres représentations de la nuit sont plus sombres et rappellent dans ce cas, l’aveuglement physique et spirituel, proche d’une nuit « intérieure ».
Paysages dévastés
La nuit intérieure de l’homme que constitue le mal, retentit douloureusement au début du XXe siècle suite au drame de la première guerre mondiale. Les artistes ne sont pas insensibles à cette douleur engendrée par la folie dévastatrice des hommes.
Chagall se représente dans Au-dessus de Vitebsk en marchant au-dessus des maisons. Aller par-delà les murs des maisons et des frontières, évoque l’enfermement dont il est victime à cause de la guerre qui lui empêche de rentrer en France. C’est aussi une préfiguration des ghettos nazis où des millions de Juifs seront séquestrés avant d’être déportés et exterminés.
Cosmos
Le Cosmos était pour les Grecs né de l’union de la nature intelligente du Théos et de la substance primordiale du Chaos. Il y a en lui, beauté et intelligence, donc une harmonie silencieuse que Pythagore nommait l’harmonie des sphères.
Depuis les nuits étoilées et les visions galactiques jusqu’aux représentations du cœur lumineux de l’homme, les peintres mystiques nous conduisent vers un univers cohérent et spirituellement expressif de constructions imaginaires qui donnent les clés pour pénétrer dans l’au-delà des apparences du cœur de la nature.
Au début du XXe siècle, avec la découverte d’un cosmos infini, la science et la spiritualité se rejoignent pour appréhender l’Univers, grand paysage mystique.
Avec Le semeur de l’Univers (1902), George Watts nous transporte dans le tournoiement de la Création pour nous faire toucher l’au-delà des étoiles.
Lawren Harris écrit : « Quand on est ému par la beauté, où que ce soit, c’est l’âme qui est en éveil. Quand on est conscient de l’esprit qui imprègne la nature, c’est l’âme qui comprend – c’est toujours l’âme qui comprend. » (7)
À l’aube du XXIe siècle, un monde encore en crise
Un siècle plus tard, nous assistons à une situation analogue, mais dans un monde encore plus inter-relié et connecté avec des moyens technologiques encore embryonnaires à l’époque. Ce début du XXIe siècle s’avère aussi complexe et difficile sur le plan géopolitique, avec le retour des empires autocratiques, de grands défis pour l’unité et la compréhension du destin de l’Europe et l’interaction des destinées diverses dans une seule humanité multiple.
Mais au milieu d’un matérialisme déstructurant, une nouvelle conscience de l’importance de changer notre relation à la nature et au vivant, voit le jour qui s’exprime par la voie de l’écologie mais surtout, par le retour du spirituel avec ce besoin de mystique toujours présent dans l’être humain.
Au fond, avons-nous beaucoup changé ? Avons-nous beaucoup avancé par rapport aux grands défis pour faire progresser l’humanité vers un monde plus humain et spirituel ?
Si le rôle de l’art apparaissait comme prioritaire à l’aube du XXe siècle, à l’aube du XXIe, ce sont les sciences et les technologies qui semblent attirer toute l’attention avec même le danger d’une robotisation de l’homme.
En fait, deux mondes coexistent, un ancien attaché à une confiance excessive dans le progrès des sciences et un autre, nouveau, qui prépare la transition vers une nouvelle civilisation plus à l’écoute de la nature et des mystères du cosmos, qui invite à redécouvrir la mystique qui nous relie par le cœur au vivant et pas simplement la raison qui nous relie par la tête et l’utilitarisme.
Soyons attentif au message puissant de l’art et permettons-lui de renaître au XXIe siècle comme agent de cette transformation profonde de l’humanité pour amener le futur au présent, servant sa réalisation intérieure plutôt que l’expansion extérieure.
Dans un deuxième article, nous aborderons la quête spirituelle qui baigna le XIXe voire le XXe siècle.