Avec Pascal, « abêtissons-nous » !
Pascal est une étrange figure de la philosophie : facile à caricaturer dans un sens ou un autre, difficile à comprendre dans toutes ses dimensions. 400 ans après sa mort, cet « effrayant génie »(1) comme le nommait Chateaubriand, continue de fasciner les esprits.
On oublie souvent que les fameuses Pensées de Pascal constituent un livre inachevé conçu comme une apologie du christianisme. Rares sont ceux qui lisent les Pensées dans leur intégralité ; ce sont toujours les mêmes fragments qui sont étudiés et cités. Mais cela ne doit pas faire oublier qu’une bonne moitié de l’œuvre – et même davantage ! – traite de Jésus, de la Bible et des preuves qui inclinent à épouser la religion chrétienne. Ainsi, le passage si fréquemment cité des deux infinis (fragment 185) n’est pas une simple réflexion philosophique et poétique sur l’écartèlement de l’homme entre l’infiniment grand et l’infiniment petit – qu’on lit souvent avec un état d’esprit moderne, friand des angoisses existentielles – mais un préliminaire philosophique, une astuce de Pascal pour révéler le désespoir de notre condition humaine et montrer une voie de salut : le Christ.
Le pari pascalien contre tous les paris
On se méprend également souvent sur le passage du pari pascalien (fragment 680) : « Si vous gagnez vous gagnez tout, et si vous perdez vous ne perdez rien : gagez donc que Dieu est sans hésiter. » Pascal n’est pas dupe de la faiblesse de cet argument : qui s’est jamais mis à croire en Dieu en lisant ce passage des Pensées ?…
Pour son auteur, c’est avant tout une caricature de la pensée libertine qui n’envisage la vie qu’en termes de calculs et d’intérêt personnel. Pascal en dévoile l’absurdité en montrant qu’elle devrait conduire, en toute logique et honnêteté, à la croyance plutôt qu’à l’athéisme. L’objet véritable du pari pascalien se situe à la fin du fragment, lorsque le philosophe fait dire au personnage du libertin : « Que voulez-vous que j’y fasse, je ne puis croire ! » La réponse vient immédiatement après : « Travaillez non pas à vous convaincre par l’augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. » Pascal ne nous engage pas à faire un pari, bien au contraire ! Il nous invite à travailler sur nous-mêmes, à « diminuer nos passions », car ces dernières nous aveuglent, et les diminuer, c’est se donner une chance de devenir lucide sur le véritable sens de la vie.
La suite du fragment présente l’un des enseignements les plus subtils de Pascal : il faut s’abêtir ! La formule n’est pas exactement celle de Pascal. Elle a été énoncée par Nietzsche qui voyait, au-delà du « sacrifice intellectuel » (2) de Pascal, l’une des pensées les plus profondes de son temps. Le texte exact de Pascal est le suivant : « Vous voulez aller à la foi et vous n’en savez pas le chemin. Vous voulez vous guérir de l’infidélité et vous en demandez les remèdes, apprenez de ceux qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien. Ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre et guéris d’un mal dont vous voulez guérir ; suivez la manière par où ils ont commencé. C’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. » Comment ce conseil doit-il être entendu ? « S’abêtir » n’est pas renoncer à la raison. Tout au contraire. L’abêtissement dont il est question est l’acquisition par l’homme d’une seconde « nature », d’un nouvel « instinct », qui est semblable à celui des bêtes dans le sens où la bête va son chemin sans être minée de doutes sur sa propre existence, mais s’en distingue radicalement par son caractère conscient, libre et volontaire. La foi pascalienne est d’abord un chemin que l’on désire en accord avec la raison, et sur lequel on s’engage délibérément en acceptant d’entrer dans un système de rituels qui, peu à peu, révèle l’âme à sa nature spirituelle.
Réconcilier la raison et la foi
S’abêtir, en un sens pascalien, c’est s’incorporer une idée pour qu’elle devienne une puissance d’action, une vertu. C’est une démarche intelligente et consciente. Le fragment 451 ajoute : « On s’accoutume ainsi aux vertus intérieures par ces habitudes extérieures. » La foi ne doit surtout pas être confondue avec le dogme ! Le dogme est une contre-vérité que l’on ne questionne pas. La foi, elle, ne s’oppose pas à la raison. Fragment 217 : « La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais non pas le contraire de ce qu’ils voient ; elle est au-dessus, et non pas contre. » La foi porte sur des idées que la raison ne peut ni prouver ni rejeter, mais qui sont essentielles, parce qu’elles transcendent la finitude de l’existence humaine. La foi est une confiance fondamentale dans le sens de la vie. La philosophie de Pascal assume la grande réconciliation de la foi et de la raison – ou plutôt : la conviction que la puissance de la raison doit être mise au service de quelque chose qui la dépasse et que l’on ne peut toucher qu’avec la foi.
Les deux conversions de Pascal
N’allons pas plus loin sans préciser que la foi de Pascal lui-même est venue en deux temps. D’abord par sa rencontre avec le jansénisme, un courant austère du christianisme de son époque qui a fait la notoriété de l’abbaye de Port-Royal. Pascal menait alors une vie que l’on qualifie de « mondaine », dans le sens où il fréquentait les salons et attachait de l’importance à sa notoriété avec ses découvertes scientifiques. Par leurs discours, des prêtres jansénistes ont eu une grande influence, non seulement sur lui, mais sur toute sa famille. Sa jeune sœur, Jacqueline, un esprit au moins aussi brillant que Pascal, entrera même dans les ordres. L’influence du jansénisme et de sa sœur est déterminante. Pascal prend de plus en plus en aversion sa vie mondaine et, une nuit, il connaît une expérience mystique – la « Nuit de Feu » de Pascal. Lors de ce moment de grâce qui dure quelques heures, il rédige un mémorial qu’il gardera ensuite toute sa vie, cousu dans la doublure de son manteau, et que l’on ne découvrira qu’à sa mort. À partir de ce moment-là, Pascal ne doute plus, et son énergie, même s’il la consacre encore en partie à ses recherches scientifiques, est largement dirigée vers son projet d’apologie du christianisme, une œuvre très attendue dans les milieux jansénistes, mais qui demeurera inachevée et sera publiée comme une somme de fragments sous le titre de Pensées de M. Pascal sur la religion et quelques autres sujets.
Pascal dit la même chose que saint Augustin : la foi est une grâce – sous-entendu : personne n’a la foi si Dieu lui-même ne l’accorde pas. En d’autres termes : nul n’est libre d’avoir la foi ou non. Ainsi le fragment 412 : « On ne croira jamais, d’une créance utile et de foi, si Dieu n’incline le cœur. » Une ambiguïté subsiste, bien entendu, avec ce que nous avons vu précédemment. Dieu offre la foi par la grâce, mais l’homme peut « s’abêtir », c’est-à-dire se rendre « disponible » à la grâce. Son projet d’apologie du christianisme, dicté par l’air du temps, c’est-à-dire un siècle où la pensée libertine et le matérialisme prennent leur essor, a ainsi pour but d’incliner la raison, par des arguments tout ce qu’il a de plus rationnels, afin que l’homme, librement, en toute lucidité, se tourne vers la religion et puisse un jour connaître un état de grâce, un éclair de sagesse et de joie.
Il était une foi : la joie
Ici encore, précisons bien les choses ! On décrit souvent Pascal comme un austère masochiste, un tue-la-vie qui portait un cilice pour se meurtrir lui-même – et c’est vrai ! Sa grande sœur Gilberte l’a rapporté en des termes similaires. Et pourtant, l’expérience de Pascal est bien celle d’une joie, comme l’atteste ce passage du mémorial : « Joie, Joie, Joie, pleurs de joie. » Évidemment, ce n’est pas une joie exubérante et sensuelle telle qu’on se la figure aujourd’hui. C’est une joie intériorisée, ancrée dans cette foi qui donne un sens à la vie au-delà de toutes les vicissitudes de l’existence. Pascal avait une santé très précaire, et cette foi l’a certainement aidé à rester digne, malgré la douleur, jusqu’au bout. Sa conversion mystique ne s’est pas traduite uniquement par un fanatisme à défendre la foi chrétienne. Pascal est devenu également beaucoup plus vertueux. Lorsqu’il meurt à 39 ans, on parle de lui comme d’un « saint laïc » qui avait renoncé aux frivolités du monde et hébergeait chez lui, gratuitement, de pauvres jeunes gens malades de la vérole.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur cet homme dont la pensée a culminé, dans tant de domaines, au sommet de l’intelligence, et qui a réussi la grande réconciliation de la raison et de la foi, de la tête et du cœur. Profitons de ce quadri-centenaire de sa mort pour redécouvrir son œuvre !