
L’Opéra national de Paris a eu l’excellente idée de programmer à l’Opéra Garnier, l’opéra dramatique de Jean-Philippe Rameau, Castor et Pollux. Les personnages de cette tragédie vont suivre un parcours initiatique qui les amènera à renoncer à tout esprit de revanche et à sacrifier ce qu’ils aiment le plus pour l’intérêt de l’autre. Ils poseront dans leur démarche la question éternelle et indispensable : quel est le chemin pour réussir la paix ?
Jean-Philippe Rameau a révolutionné l’art musical et le théâtre lyrique du XVIIIe siècle. Il n’était pas simplement un compositeur mais un théoricien de la musique. En 1737, son opéra Castor et Pollux va se produire pour la première fois avec un prologue qui pose la question de comment s’extraire des cycles de violence, à titre individuel et collectif. À une époque comme la nôtre, cette question est d’une totale actualité.
Les Dioscures
Castor et Pollux sont deux jumeaux que les anciens avaient appelé les Dioscures. Ils ont la même mère, Léda l’épouse du Roi de Sparte, Tyndare. Engendrés la même nuit, ils sont de pères différents. Pollux l’immortel est le fils de Jupiter et Castor le mortel est le fils du roi de Sparte. Ils apparaissent dans l’Iliade d’Homère qui nomme « Castor, le dompteur des chevaux et Pollux, le pugiliste. »
Pour les pythagoriciens, ils sont le symbole de l’union fraternelle et de l’harmonie universelle et dans toute l’antiquité, ils étaient associés à la constellation des Gémeaux.
Toutes les cultures et mythologies témoignent d’un intérêt particulier pour le phénomène des jumeaux. Ils expriment à la fois une intervention de l’au-delà et la dualité de tout être ou le dualisme de ses tendances, spirituelles et matérielles, diurnes et nocturnes. Ils symbolisent ainsi les oppositions internes de l’être humain et le combat qu’il doit livrer pour le surmonter, ils revêtent une signification sacrificielle : la nécessité d’une abnégation, de l’abandon d’une partie de soi-même en vue du triomphe de l’autre.
Peter Sellars, le metteur en scène, a réussi à mettre à nu l’essence de la pièce : retrouver la paix
Dans une ville en ruines où la furie de Mars, le dieu de la guerre, s’est exercée, on supplie son épouse, Vénus, la déesse de la beauté et de l’harmonie, de le convaincre du retour à la paix.
Le chœur : « Vénus, ô Vénus, c’est à toi d’enchaîner le Dieu de la guerre : il rend le calme à la terre quand il repose sous ta loi… C’est à toi d’enchaîner le Dieu de la guerre. »
Mais la paix ne durera pas longtemps et le Dieu de l’amour, Cupidon, gît en sang sur le sol. Le parallèle avec ce que nous vivons actuellement a un goût étrange. Castor est ensuite assassiné, sa fiancée Telaïre souffre d’un amour inconsolable mais réprime toute intention de vengeance. Pollux, qui avait toujours caché son attirance pour Telaïre, croit bien faire en tuant l’assassin de son frère.
« Que l’enfer applaudisse » dit-il.
« La vengeance est bonne pour celui qui cherche la gloire mais pas pour celui qui aspire à l’amour », lui répond Telaïre.
Devant ce cœur sanguinaire, elle est choquée et provoque une crise chez Pollux, en lui disant : « si tu m’aimes, va voir ton père Jupiter pour qu’il ramène Castor d’entre les morts », c’est à dire qu’elle oblige Pollux à se sacrifier.
L’amour ne peut pas être égoïste. Il exige de se sacrifier pour aider un autre.
Peter Sellars commente : « l’amour est fait pour les mortels, qui apprennent à vivre avec la perte, et qui apprivoisent les pouvoirs et les significations de l’amour à travers l’adversité et la transcendance. »
L’amour est un sacrifice
Jupiter met à l’épreuve son fils, lui rappelant que s’il suit la demande de Telaïre, il perdra son immortalité. Mais Pollux qui a beaucoup changé décide de descendre aux enfers. Il découvre que l’enfer est ce que nous créons dans notre propre intérieur. Son enfer est composé de l’amour qu’il a refusé à sa propre fiancée Phébé et son indifférence égocentrique à l’égard de son frère mortel Castor pendant sa vie, qu’il ne peut plus à présent se pardonner.
Lorsque Castor et Pollux se rencontrent dans les enfers, Castor refuse la proposition de Pollux et lui propose de partager l’immortalité un jour sur deux, mais Pollux convainc Castor que Telaïre va se donner la mort et qu’il doit quitter les enfers, ce que fait Castor à contrecœur.
Sellars nous dit : « Pour la première fois de sa vie, soudainement mortel, Pollux comprend que l’amour est un sacrifice. »
Castor qui revient malheureux d’avoir laissé son frère dans les enfers, dit à Telaïre : « Voulez-vous qu’aux Enfers j’abandonne mon frère ?” »
Telaïre lui répond : « Les dieux nous le rendront ; Jupiter est son père…Les dieux qui t’ont sauvé sont-ils impitoyables ? Nous nous aimons…! Sommes-nous coupables ? S’ils ont aimé, ces dieux, ils plaindront des amants. »
Ainsi le tonnerre de Jupiter se fait sentir et il apparait en proclamant la loi de la fraternité universelle que le vaste ordre cosmique soutient et incarne dans son équilibre.
La terre se met à chanter : « Brillez, astres nouveaux… percez la nuit la plus profonde, succédez à l’astre du jour, et disputez-vous tour à tour la gloire d’être utile au monde. » Jupiter rend alors les deux frères immortels par leur sacrifice et leur amour.
L’union des contraires
Castor et Pollux symbolisent l’harmonie intérieure obtenue par la réduction du multiple à l’un. Le dualisme surmonté, la dualité n’est plus qu’apparence, union des contraires, le jeu de miroir de la manifestation.
« Que les Cieux, que la terre et l’onde, brillent de mille feux divers ! C’est l’ordre du maitre du monde, c’est la fête de l’univers »
Chaque jour nous pouvons penser que nos sacrifices sont vains pour améliorer la société et la faire avancer, mais nul sacrifice n’est vain, nous explique le vieux texte de sagesse la Bhagavad Gîtâ. Chacun peut collaborer à rendre un peu meilleur le monde et les autres, en faisant ce qui dépend de nous. Si chacun de nous décide de donner le meilleur de soi-même à autrui, nous pourrons changer le monde, expliquait le philosophe Jorge Livraga. Ne nous arrêtons pas en si bon chemin.