Éloge de la sobriété 3- Les conseils de Léon Tolstoï
Après le philosophe grec Épicure et le philosophe moderne Jean-Jacques Rousseau, nous continuons notre exploration au pays des philosophes qui ont conseillé aux êtres humains un mode de vie simple et sobre. Nous sommes maintenant avec Léon Tolstoï (1828-1910), un des plus grands écrivains russes, figure emblématique de la rébellion contre l’idéologie du progrès.
Tolstoï décrit dans Guerre et Paix une scène de la bataille d’Austerlitz : le prince André, blessé, a soudain une révélation au milieu de l’ivresse de l’action. Étendu sur le dos, son regard est attiré par le « ciel infini, profond, où voguaient mollement de légers nuages grisâtres ». Ici réside l’espoir de Tolstoï : l’individu n’est pas tout entier pris dans la grande roue de l’histoire. Il peut s’inventer des espaces de liberté : « Quel calme ! quelle paix ! se dit le prince, quelle différence avec ma course forcenée ! Comment ne l’avais-je pas remarqué plus tôt, ce haut ciel ? Comme je suis heureux de l’avoir enfin aperçu ! »
L’esclavage moderne
Pour Tolstoï, la société industrielle est bâtie sur un crime : le sacrifice des ouvriers, condamnés à une vie d’esclavage par le travail au nom de la multiplication de biens inutiles. Par conséquent, toute l’organisation de la vie sociale doit être repensée pour nous affranchir du superflu et rendre à chaque homme sa dignité. C’est l’analyse sans appel qu’il livre notamment dans L’Esclavage moderne (1900) et Aux travailleurs (1902), deux textes qui reflètent sa pensée à la fin de sa vie, au terme d’un long cheminement spirituel.
Dans sa jeunesse, Tolstoï aime les plaisirs et les mondanités. Il rêve de gloire. Il l’atteint pour avoir donné à la littérature mondiale plusieurs chefs-d’œuvre, Guerre et Paix ou Anna Karénine. Mais cet aristocrate progressiste (il est comte) s’oriente peu à peu vers un christianisme en rupture avec l’Église officielle, marqué par l’humanisme et les accents révolutionnaires. Son drame spirituel est profond : il se sent le représentant d’une classe parasitaire. Du message du Christ, il retient surtout le Sermon sur la montagne, appel au dépouillement et à la pureté du cœur.
Il réfléchit très tôt à la condition paysanne, propose en 1856 à ses serfs un plan d’affranchissement, sans succès. En 1861, lorsque le système est aboli, il exerce les fonctions de juge de paix, pour arbitrer les conflits entre anciens serfs et propriétaires terriens. Dans son domaine terrien, où il vit à partir de 1862, il crée une école pour les enfants des paysans.
En 1882, il découvre la misère urbaine lors d’un séjour à Moscou. C’est une nouvelle raison de porter sur son temps un regard atterré.
L’industrie ferme les yeux sur les conditions de vie de ceux qui y travaillent
La révolution industrielle et son cortège de progrès techniques lui font horreur, car elle se paie au prix du sang. Peu lui importent les expositions universelles, l’électricité ou le téléphone, célébrés comme des merveilles de son époque. À ses yeux, mieux vaudrait savoir s’en passer.
« Les lumières électriques, les téléphones et les expositions sont excellents, de même que tous les jardins d’agrément, mais ils peuvent tous aller au diable, et non seulement eux, mais les chemins de fer, et tous les vêtements du monde si, pour les produire, il est nécessaire que quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens demeurent en esclavage et périssent dans les usines nécessaires à la production de ces articles. » L’Esclavage moderne.
Il écrit que les consommateurs de tissus raffinés fabriqués à la chaîne dans les usines ferment volontairement les yeux sur les conditions de vie de ceux qui les fabriquent. Or le plaisir ne doit pas naître de l’oubli de la morale.
À son sens, ce système de production est d’autant plus pervers qu’il s’agit d’une forme de servitude volontaire, car les ouvriers eux-mêmes sont convaincus qu’il n’existe pas pour eux d’autre vie possible. À cette modernité destructrice, il oppose un mode de vie plus agraire : face au luxe superflu, il propose aux ouvriers un retour à la terre, et espère la diminution de la surproduction.
En 1885, il est frappé par cette évidence : ce n’est qu’en libérant les animaux que l’on pourra modifier radicalement la société et se libérer soi-même. Il abandonne la chair animale et devient végétarien. Les chrétiens ne vivent-ils pas en parfaite contradiction avec l’injonction « Tu ne tueras point », alors qu’ils vont à la chasse, à la guerre ou tuent les animaux pour leur chair ?
En 1891, il signe une préface, titrée The First Step (le premier pas) pour l’édition russe du livre de Howard Williams The Ethics of Diet, anthologie des plus grands auteurs du végétarisme éthique depuis l’Antiquité, parmi lesquels Pythagore, Plutarque, et Bentham.
Pour lui, le végétarisme est le premier échelon pour arriver à la vertu et vaut comme critère de base pour reconnaître si l’homme aspire sérieusement à une perfection morale. Cet ouvrage est très vite considéré comme la bible du végétarisme, et permet de propager en Russie cette éthique parmi l’intelligentsia.
Les trois points défendus par Tolstoï dans sa préface sont clairs : le luxe est superflu, notre alimentation trop abondante, et l’homme ne pourra rechercher la morale avec sincérité que s’il ne fait pas de mal aux êtres vivants. Il abandonne évidemment la chasse, ce passe-temps qui l’avait tant enthousiasmé dans sa jeunesse.
Influencé par des penseurs socialistes radicaux comme Kropotkine, il s’en distingue par son mysticisme. Il pense trouver un refuge dans une vie simple, sur ses terres, où il écrit et poursuit ses méditations religieuses. Il fait figure de guide pour de nombreux penseurs, dont Gandhi ou l’écrivain Romain Rolland pour ses visions pacifistes.
Le jeune avocat indien Mohandas Gandhi échangera une correspondance avec Tolstoï lors des dernières années de sa vie, vers 1908-1910, avant d’appeler sa première expérience communautaire en Afrique du Sud, la Tolstoy Farm, près de Johannesburg, une communauté rurale fondée sur le principe de non-violence (ahimsa).
En 1910, atteint de pneumonie, Tolstoï quitte secrètement son domaine et meurt, seul, dans la petite gare d’Astapovo.
Encore aujourd’hui, le regard critique de Tolstoï questionne la valeur de tout système prêt à sacrifier certains de ses membres au nom du confort du plus grand nombre ou d’une surproduction délétère. Notre monde actuel n’est hélas pas si éloigné de ces préoccupations. Les injonctions du philosophe ont le mérite d’être directes et fondées sur l’expérience, et nous invitent à redécouvrir, dans les classiques, des perspectives fécondes aux problèmes que nous vivons.
Quelques citations de Tolstoï sur la vie sobre pour notre méditation
« La sobriété est une condition indispensable à une vie heureuse. »
Lettre à V. G. Chertkov, 6 août 1895
« La sobriété est un moyen de libérer l’esprit des préoccupations matérielles. »
Journal, 22 août 1851.
« La sobriété est une forme d’ascétisme volontaire qui conduit à la liberté. »
Journal, 9 mars 1857
« La simplicité est une forme de sagesse qui permet de se libérer des illusions et des artifices du monde moderne. »
Journal, 4 février 1908
« La simplicité est une voie de libération intérieure qui permet de se libérer de la tyrannie de la richesse et de la possession. »
Résurrection
Brigitte Boudon
Formatrice en philosophie à Nouvelle Acropole, auteur de nombreux ouvrages dans la collection
« petites conférences philosophiques ».
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