Henri Cartier-Bresson et l’esthétique métaphysique
«Ce qui est le plus connu de Cartier-Bresson (1) est ce que l’on rapporte de sa conception du “Moment Décisif” … alors que paradoxalement, cela n’est pas vraiment “bressonnien” mais est un “plagiat” – comme il le dit lui-même» Cardinal de Retz
Le Centre Pompidou associé, à la Fondation Henri Cartier-Bresson vient de consacrer une exposition au photographe français Henri Cartier-Bresson, pour le dixième anniversaire de la mort de celui-ci. Le musée a mis en valeur ses grands chefs-d’œuvre photographiques mais également des œuvres moins connues, témoins de son engagement politique, de son travail de fond sur quelques-unes des grandes questions de société et d’autres révélant un regard plus intimiste et sa passion pour la peinture et le dessin.
En réalité ce qui est sans doute la «marque de fabrique» de Cartier-Bresson, plus que toute autre caractéristique, est son rapport à la «géométrie», comme il le dit. Et c’est ce rapport à la géométrie, cette nécessité vitale, qui amènera Cartier-Bresson à d’autres choix naturels, lesquels s’inscrivent comme la conséquence – ou le prolongement – logique de cette nécessité de servir la géométrie, et à travers elle la Vie. On peut citer ici l’inclinaison à travailler en noir et blanc et le rejet – ou plutôt le manque d’intérêt – pour la couleur. Également le besoin de travailler avec un matériel minima, un appareil – un Leica- et un seul objectif. Et puis aussi la relation au sujet, qui ne peut pas être pré-déterminé mais qui doit se présenter de lui-même au photographe, apparaître dans son évidence lumineuse et structurelle. Les rapports entre le fond et la forme, la «structure» de la photographie, raison pour laquelle Cartier-Bresson s’est toujours refusé à recadrer les photos au tirage en laboratoire. Et si l’on creuse un moment on trouvera d’autres «signes remarquables», d’autres habitudes, prises et positions et concepts qui dérivent tous d’une même évidence : Cartier-Bresson, cet aventurier libertaire, ce poète à la fois anonyme et omniprésent, cet homme invisible qui partout laisse sa trace, celui qui ne voulait rien enseigner mais qui est devenu malgré lui le Maître d’un courant, d’une conception de la photographie, Cartier-Bresson qui ne se considérait pas lui-même un artiste, tout juste un bon artisan, a dévoilé les clefs d’une transposition possible dans la photographie de ce qui a été, est et sera toujours l’essentiel de l’Art : l’esthétique métaphysique.
Le regard et l’esthétique métaphysique
Par esthétique métaphysique il faut comprendre la relation entre le Beau et la Beauté. Le Beau, en tant que concept, lorsqu’il se manifeste dans ce que Cartier-Bresson nomme la «Vie», est perçu par ce que nous nommons la «Beauté». La beauté serait donc une manifestation temporelle du Beau, archétype métaphysique. Or cette «expression du Beau dans la Beauté», pour exister, doit suivre un processus établi par des règles incontournables, et dans le domaine spatial il suit invariablement le développement de l’essence archétypale du beau à partir du Nombre – concept pratiquement impossible à saisir par la raison limitée – en figures géométrique, puis en volumes. Ici apparaît le fameux nombre d’or, (2) la Beauté incarnée dans la nature, toujours présente, à tout moment et en tout endroit, mais invisible aux yeux aveugles du profane. Pour le percevoir il faut «apprendre à voir», et comme le dit Cartier-Bresson : «Regarder et voir, ce n’est pas identifier. C’est pénétrer.»
Or regarder est une chose difficile à faire… sans doute parce qu’il s’agit d’un acte simple et épuré qui exige de contrôler la pensée. Pour Cartier-Bresson «On a l’habitude de penser. On réfléchit tout le temps, plus ou moins bien, mais on n’apprend pas aux gens à voir. C’est très long. Cela prend énormément de temps, d’apprendre à regarder.» (3).
Pour réellement regarder, faut-il donc cesser de penser ? Je crois que oui… en fait j’en suis persuadé. Étant moi-même photographe de rue – mais loin d’avoir le talent de Cartier-Bresson – j’ai souvent fait l’expérience de la pensée productrice de bruit. Et c’est un bruit bien plus tenace que le «bruit digital» produit sur l’image par le choix d’une trop haute sensibilité. C’est un bruit qui empêche tout simplement de reconnaître l’opportunité de pouvoir prendre une bonne photo. En effet, pour regarder il faut avoir le mental «en blanc», c’est-à-dire en silence. Surtout ne pas avoir de but, surtout de ne pas penser à la prochaine photo, ne pas la rechercher. Toute recherche d’une image ou d’une situation spécifique va en effet occulter – donc nous empêcher de reconnaître – les multiples autres situations intéressantes, porteuses de Vie – du nombre d’Or – qui émergent sans cesse aux alentours. Autrement dit, en étant obnubilé par la recherche d’une partie (une image spécifique), on en oublie de regarder et de reconnaître le Tout. La philosophie indienne, à travers le texte connu comme la Bhagavad-Gita (4) enseigne que le Sentier est plus important que le résultat. C’est la même chose… Être dans la rue et «voir», passer un moment à marcher et à regarder, est plus important que la photo elle-même…
Mais il y a aussi ici un autre paradoxe, que Cartier-Bresson résume avec cette phrase : «Si on veut, on n’a rien. Il ne faut pas vouloir, il faut être disponible, réceptif». Ou encore : «Je ne cherche jamais à faire la grande photo. C’est la grande photo qui m’est offerte. Il faut être disponible et sauter dessus.»
En effet, la «grande photo» nous est offerte lorsque l’on a définitivement abandonné tout espoir de la trouver… Il ne faut pas vouloir ! Il faut être transparent et ouvert à toutes les possibilités, les imaginables et les autres. Il faut être sans vouloir… et alors on obtiendra la photo. Il faut donc renoncer au résultat pour avoir des résultats. C’est la mise en pratique dans l’Art de la doctrine orientale du non-attachement.
Cartier-Bresson et la géométrie du Beau
La seule façon de pouvoir objectivement définir une œuvre d’art – donc une manifestation du Beau – est de le faire en fonction de critères universels qui ne doivent rien à la sensibilité personnelle de l’observateur. Ceci ne signifie pas qu’il soit impossible d’être subjectivement sensible et d’apprécier – ou au contraire de rejeter – une image quelle qu’elle soit. On peut tout à fait aimer une photo sans que cette dernière doive forcement être une œuvre d’art. Cela signifie seulement que le fait d’apprécier une photo n’est pas ce qui en fait une œuvre d’art. Ce qui en fait une œuvre d’art est la géométrie.
Cartier-Bresson était un artiste, et quel artiste !… mais il était aussi trop rebelle et libertaire pour accepter de se reconnaître dans cette définition un tant soit peu élitiste, et il a toujours préféré se considérer comme un bon artisan. Il refusera ainsi d’être à la recherche de l’esthétisme, concept trop intellectuel et académique à son goût, et recherchera à sa place à capturer, dévoiler et révéler pour d’autres ce qu’il nomme la «Vie» … la «sensibilité», la jouissance. Il dira : «Nous autres reporters, nous nous attachons moins à l’épreuve esthétique par elle-même : qualité, teinte, richesse, matière… qu’à l’image où surgit la Vie au premier plan, avant l’esthétisme.» (5) et aussi «Il n’y a rien à prouver, on ne cherche pas à démontrer quelque chose. S’il y a quelque chose d’important, c’est l’humanité, la vie, la richesse de la vie. Il faut être sensible, c’est tout.» (6).
Et cependant, métaphysiquement parlant, le Beau EST la VIE … ou bien la VIE est le BEAU. C’est égal.., ce ne sont que des mots différents qui manifestent des expressions variées du même essentiel. On pourrait aussi ajouter que le BEAU et la VIE nous montrent ce qui est VRAI. Et c’est sans doute cela qui nous touche, nous interpelle comme un poing donné au plexus lorsque l’on regarde une photo de Cartier-Bresson. J’ai personnellement souvent le sentiment que c’est la photo qui me regarde, qui m’interpelle et me «frappe». Sans doute parce que porteuse du nombre d’Or, elle est en un sens plus vivante que moi… spectateur absorbé dans sa subjectivité. La photographie de Cartier-Bresson est un dissolvant alchimique, elle ôte la couche de cataracte qui voile le regard superficiel et permet à chacun de plonger dans les fondements de la Vie, capturés dans une proportion exacte et dorée.
C’est une photographie qui capture les ombres et révèle la lumière, qui est aussi symboliquement la conscience. C’est donc une photographie qui donne un sens. Rien n’y manque, et rien n’y est de trop. Dans sa fameuse introduction Images à la Sauvette, publié en 1952 il écrit : «Une photographie est pour moi la reconnaissance simultanée, dans une fraction de seconde, d’une part de la signification d’un fait et, de l’autre, d’une organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment ce fait.» Et cette organisation est si rigoureuse, si précise, si juste, que rien ne doit y être changé. Ne rien ajouter et ne rien enlever deviendra un élément essentiel de la photographie de Cartier-Bresson.
Un Maître malgré lui
J’écrivais au début de ce court article en forme d’hommage que Cartier-Bresson fut un Maître malgré lui. Son coté libertaire et révolutionnaire, l’influence d’André Breton et des Surréalistes (7), ses aventures partagées avec David Seymour – plus connu sous le pseudonyme de Chim – et Robert Capa, enfin, sa vie entière fut fondée sur un certain rejet des évidences artistiques et hiérarchiques. Il se reconnaît des mentors, des prédécesseurs qui l’ont influencé… André Kertész en photographie, André Lhotte en technicien de la peinture, Pierre Bonnard, Henri Matisse… André Breton et les Surréalistes, auguste Renoir pour l’aventure cinématographique, mais ce ne sont pas pour autant des «maîtres». Ce sont des rencontres significatives, des partages au niveau humain, chacun étant partie de cette même grande famille qu’est l’humanité et à laquelle Cartier-Bresson revendiquait son appartenance. Et pourtant… justement parce qu’il n’a jamais cherché à être un Maître, parce que ce qui l’obsédait était de «servir la géométrie» et d’être un bon artisan, donc un bon disciple, il est devenu «de facto» un Maître, car un exemple vivant, possible à suivre, à incarner, qu’il ne faut pas copier mais respecter et intégrer en soi. L’important est d’être un bon disciple. La condition de Maître est simplement la conséquence logique du discipulat bien vécu.
Cartier-Bresson nous a quitté, mais en infatigable optimiste – et bien que très critique sur le développement du matérialisme à outrance – il nous laisse un message d’espoir sur lequel nous le quitterons … pour le moment : «Tant que les êtres humains seront vivants et qu’il y aura de vrais problèmes, vitaux, importants, et que quelqu’un aura envie de les exprimer avec simplicité, avec sincérité, ou avec drôlerie et humour, alors il y aura une place pour les photographes, de même que pour les poètes et les romanciers» (8).
Par Pierre Poulain
Directeur National de l’Association Nouvelle Acropole en Israël
Pierre Poulain
(1) Henri Cartier-Bresson (HCB) (1908-2004), photographe français, pionnier du photo journalisme, allié à la photographie d’art. Il a fondé en 1947 l’agence de photos Magnum Photos. Il s’est surtout illustré dans le reportage de rue, la représentation des aspects pittoresques ou significatifs de la vie quotidienne.
(2) Le nombre d’Or (1,6180339887….) (désigné par la lettre phi) est un rapport, un quotient, c’est-à-dire le résultat de la division de deux longueurs. Celles-ci peuvent être mesurées sur des objets, sur une fleur, sur l’homme… La proportion est formée par deux rapports égaux entre eux. Trouver deux longueurs telles que le rapport entre la grande partie et la petite soit égal au rapport du tout : cette proportion fut appelée «proportion divine» par Pacioli. Léonard de Vinci lui donna le nom de «Section aurea», section dorée, qui prend la valeur numérique de 1.618… d’où l’appellation de «Nombre d’Or».
(3) (Amour tout court, film de Gabriel Byrne).
(4) Terme sanskrit «Chant du Bienheureux» ou «Chant du Seigneur» désignant la partie centrale du poème épique Mahabharata, poème épique hindouiste écrit entre le Ve et IIe siècle av. J.-C. La Bhagavad Gîtâ est composée de dix huit chapitres. Elle raconte la guerre entre les Pandava et les Kuravas. Krishna, 8ème avatar de Vishnou et archer du prince Arjuna conseille celui-ci sur la décision qu’il doit prendre, sur le champ de bataille, le Kurukshetra, au milieu des deux armées prêtes à combattre l’une contre l’autre
(6) Entretien avec Byron Dobell, 1957
(7) Mouvement littéraire, culturel et artistique de la première moitié du XXe siècle, né après la Première Guerre mondiale ; ce mouvement succède au dadaïsme et repose sur le refus de toutes les constructions logiques de l’esprit et sur les valeurs de l’irrationnel, de l’absurde, du rêve, du désir et de la révolte.
André Breton (1896-1966) le définit dans le Manifeste du Surréalisme comme un «automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale […] ».
(8) Entretien avec Byron Dobell, 1957
Henri Cartier-Bresson
Exposition au Centre Pompidou
12 février 2014 – 9 juin 2014
Place Georges-Pompidou – 75191 Paris cedex 04
Tel : 01 44 78 12 33
Fondation Henri Cartier-Bresson
2, impasse Lebouis – 75014 Paris
Tel : 01 56 80 27 00
www.henricartierbresson.org